En avril de cette année, l'OMS a organisé une réunion intitulée “Strategic purchasing for UHC: unlocking the potential" (“Achat stratégique pour la CSU: débloquer le potentiel“). A la suite de cet événement, j'ai publié un premier article sur ce qu'un acheteur devrait faire pour agir en tant qu'Acheteur Stratégique (AS). Dans ce deuxième article, je me concentre sur la responsabilité des stewards du système de santé. La plupart des hyperliens se réfèrent aux présentations power points présentées à Genève.
Récemment, une experte m'a écrit: "Beaucoup de gens restent confus quant à l'achat stratégique et nous devons réfléchir attentivement à la façon dont nous partageons cette notion à différents publics". J’adhère totalement à cette idée. En réorganisant mes notes après la réunion de Genève, j’ai ressenti la nécessité qu'il y a de mieux dégager comment l’achat stratégique (AS) s'articule sur les systèmes de santé.
Je me demande s’il ne serait pas utile de repenser l’AS conceptuellement autour de deux pôles principaux: les acheteurs et les stewards. Dans un premier article, j'ai esquissé ce que l'acheteur doit faire pour acheter de manière stratégique: il doit utiliser l'information de manière optimale tout en s'engageant dans quatre ensembles d'actions complémentaires: identification du meilleur rapport qualité/prix, sélection des bons prestataires, élaboration de contrats intelligents et exécution efficace de ces contrats. J'ai également expliqué que cet ensemble d'actions et les processus d'apprentissage transversaux associés consommaient des ressources. Seuls certains acheteurs ont les moyens (à savoir les ressources et un large éventail de bénéficiaires) d'investir de manière significative dans les achats stratégiques.
Cela limite le nombre d'acheteurs stratégiques ‘potentiels’. Pourtant, dans de nombreux systèmes de santé, dans les pays à faible revenu en particulier, il existe une pléthore d'acheteurs, stratégiques ou non. Cette profusion nuit à la performance du système de santé et affecte les progrès vers la CSU. Lors de la réunion de Genève, il est devenu évident que ceci est en réalité le principal défi.
Pourquoi la fragmentation est également un problème pour l’AS
Il est bien connu que la fragmentation entrave la mise en commun des risques. Mais une trop grande fragmentation nuit également à la fonction d'achat.
Il y a quelques années, nous avons organisé un brainstorming en ligne dans deux communautés de pratique: "Si nous devions faire un projet de recherche multi-pays pour améliorer l'agenda de la CSU, quelle devrait être la priorité absolue?" Les votes de nos membres étaient sans ambiguïté: selon eux, il fallait documenter la fragmentation importante du financement de la santé dans leur pays. Avec les experts des CoPs, nous avons ensuite mené cette étude dans 12 pays africains francophones. Nous avons compté en moyenne 23 régimes de financement de la santé par pays (une sous-estimation en fait, car, pour des raisons pratiques, nous avions décidé de ne pas prendre en compte chaque mutuelle individuellement). (1)
Cette abondance de régimes de financement est un problème pour l’achat pour différentes raisons. Ici encore, l’ensemble de 4 + 1 actions aide à comprendre pourquoi c'est le cas: (1) les acheteurs devront dupliquer l’effort en termes d'identification du meilleur rapport qualité/prix (ou plus probablement: ils sous-investiront en ce domaine, étant donné que l'effort de renseignement nécessite des compétences techniques avancées en santé publique, en économie de la santé et en consultation de la population); (2) tous les acheteurs peuvent également préférer travailler uniquement avec les mêmes prestataires (ceux qui sont faciles à contracter) et négliger les prestataires qui demanderaient un effort de recherche et d’engagement; (3) certains acheteurs s’efforceront de concevoir des contrats de paiement de intelligents avec les prestataires, mais un ensemble non coordonné de mécanismes de paiement sera souvent contre-productif et, en pratique, engendrera des incitants contradictoires; (4) chaque acheteur, désireux de faire respecter son propre contrat, mettra également en place un système de responsabilisation spécifique qui créera un lourd fardeau administratif pour les établissements de santé. Ainsi, une situation de trop d'organismes, de programmes, de systèmes entraîne des doublons, des lacunes et une saturation des demandes d’information.
À Genève, plusieurs sessions ont porté sur les conséquences de la fragmentation sur l'AS et sur l'importance d'aborder cette question. Nous avons entendu parler des cas du Burkina Faso et du Maroc. Nous avons également appris beaucoup sur la façon dont les acteurs du système de santé peuvent contribuer à l’AS.
La contribution des stewards à l’AS
Le concept de stewardship été introduit dans le rapport 2000 de l'OMS. Il est désormais accepté que le stewardship d'un système de santé national est plutôt un effort collectif, bien sûr avec encore un rôle essentiel pour le ministère de la Santé. Le stewardship consiste notamment à développer du leadership, à établir des mécanismes de coordination, à aligner l'action collective sur la vision commune, à faire appliquer les règles et à viser la cohérence en favorisant l'intelligence collective. Un stewardship efficace est essentiel pour la performance de l'ensemble du système de santé, mais aussi pour la performance de ses sous-composantes, comme le système de financement et sa fonction d'achat. Cela a également été discuté à Genève lors d'une séance d'une demi-journée.
Les stewards peuvent contribuer à l’AS de plusieurs façons. Pour bien apprécier ces dernières, le plus simple est ici encore de prendre notre ensemble de 4 + 1 actions d’AS (voir mon article précédent).
Identification du meilleur rapport qualité/prix: les stewards peuvent en fait assumer l'essentiel de l'initiative à cet égard, tout au moins pour tout ce qui n'est pas spécifique à un dispositif de financement particulier. La centralisation de la quantification des besoins de la population au niveau des stewards fait sens, puisqu'ils ont de toute façon besoin de cette information pour diriger l'ensemble du système. Centraliser au sein d'un même organisme la capacité d’Évaluation des Technologies de la Santé (ETS), à savoir l'évaluation des médicaments, des diagnostics, des interventions cliniques ou des programmes qui doivent faire partie de l’ensemble des prestations offertes par les différents acheteurs, a également beaucoup de sens. C'est le modèle adopté par le Royaume-Uni (NICE) ou la Belgique (KCE). Il ne s'agit pas seulement de saisir les rendements déchelle en termes d'expertise ETS; c’est aussi conforme à la nouvelle proposition de l'OMS de distinguer clairement les trois étapes clés de l’établissement des priorités (données, dialogue, décision - je vous propose à ce sujet de visionner le récent webinaire de CoP, dans lequel Agnès Soucat présentant cette nouvelle vision).
Sélection des bons prestataires/acheteurs: Dans mon premier article, j'ai expliqué comment l'acheteur pourrait être stratégique grâce à la sélection des prestataires avec lesquels contracter. En réalité, les stewards ont également un rôle important à jouer dans la sélection des prestataires. D'abord, il appartient au régulateur de fixer les règles générales d'entrée sur le marché de la santé et de la prestation des soins: quelles sont les exigences légales pour ouvrir un cabinet médical, une pharmacie; existe-t-il des régimes fiscaux spécifiques... Ces instruments sont importants pour structurer le marché de la santé. Les acheteurs profiteront également des efforts de mise en commun en ce qui concerne la certification/l'accréditation des prestataires. Les stewards disposent d'une fonction supplémentaire: ils devraient également fixer les règles d'entrée applicables aux acheteurs eux-mêmes. Par exemple, quelles sont les exigences en matière de fonds propres et autres obligations légales liées à une caisse d'assurance maladie privée?
Élaboration des contrats intelligents: comme évoqué ci-dessus, une juxtaposition de 'contrats intelligents' ne produit pas nécessairement une combinaison intelligente du point de vue général de CSU - l'objectif principal des stewards. En effet, chaque acheteur est responsable devant un groupe spécifique d'intervenants; Il élaborera des incitants pour aligner les établissements de santé sur les besoins et les objectifs de ces acteurs - et ils peuvent différer de l'intérêt collectif. Pensez à ces programmes verticaux dont les activités et les incitants parfois peuvent entraver les services de santé en général! À Genève, nous avons discuté de l'importance de créer une combinaison de paiement des prestataires cohérente et efficace. C'est clairement une responsabilité pour les stewards. En outre, les stewards ont un rôle important à jouer pour s'assurer que les «contrats intelligents» ne compromettent pas les interventions qui s'appuient sur d'autres théories du changement. Ceci est particulièrement important pour la qualité des soins - comment équilibrer les stratégies s'appuyant sur de puissants incitants (comme le financement basé sur la performance) avec, disons, la pratique du cercle de qualité?
Exécution efficace des contrats: la vérification de la performance des prestataires est coûteuse. De nombreux de systèmes de santé sont en proie à des mécanismes parallèles de redevabilité. Il est souhaitable que les acheteurs cherchent des synergies et appliquent des règles communes de redevabilité envers l'ensemble de la société. Encore une fois, les stewards peuvent discipliner les acheteurs et veiller à ce qu'ils contribuent à un système commun et à ce qu’ils consolident l'ensemble des arrangements institutionnels et pas seulement ‘leur’ contrat.
Analyse des données et apprentissage: à Genève, nous avons longuement discuté de l'importance d'un système d'information solide et unifié. Ici encore, les stewards ont un rôle important à jouer. En fait, l'unification du système d'information pourrait être l'un des meilleurs points d'entrée pour les stewards, à la fois pour faire progresser l'agenda d’AS et assurer leur propre capacité à gouverner. Au-delà de l'optimisation des données, il existe un besoin plus large de leadership dans la perspective d'une intelligence collective. Aujourd'hui, dans de nombreux pays, en raison de la fragmentation, personne n’a une bonne vue d’ensemble et personne n’encourage les différents acheteurs à coproduire cette vue d’ensemble. En fait, l'observation de la nature très fragmentée du financement dans les pays africains francophones a conduit les experts des CoPs à enquêter, dans une deuxième phase, sur les capacités d’apprentissage en faveur de la CSU au niveau des pays. Les résultats de cette étude menée dans six pays a révélé qu'aucun pays n'avait d’agenda d'apprentissage en faveur de la CSU, et que la plupart étaient assez faibles en ce qui concerne les tâches requises pour l’AS.
Des pistes pour l’avenir
L’AS sera la clé de la progression vers la CSU. Si nous voulons consolider l’AS, nous pouvons travailler sur les deux fronts suivants: (1) au niveau de chaque acheteur et (2) au niveau des stewards qui gouvernent le système de santé dans son intégralité. Voici quelques actions que les pays peuvent mettre en œuvre.
(1) Au niveau de l'acheteur: Personnellement, je crois beaucoup à l’apprentissage par l’expérience. Pour vraiment apprécier le pouvoir de l’AS, il faut le pratiquer. Donc, la première chose à faire pour un pays devrait être de se donner une expérience d'achat stratégique, même (juste) au niveau d’un dispositif de financement spécifique.
Selon moi, l'un des mérites du financement basé sur la performance (FBP) réside dans le fait que, pour de nombreux pays, c'était aussi la première expérience en matière d’AS. Mais il y a probablement d'autres options - l'introduction d'une assurance-santé sociale semble également être une bonne opportunité pour l’AS.
Lorsque l’on parle d'un dispositif de financement spécifique, notre ensemble de 4 + 1 actions peut également guider la consolidation de l’AS: la liste permet d'identifier les domaines à améliorer. Utilisez les données existantes au niveau international pour mettre à jour l’ensemble de services pour lesquels vous payez. Développez votre expérience en contractant les prestataires publics et ensuite passez à des prestataires privés à but lucratif. Une fois que le système de paiement de vos prestataires est en place, mettez à jour votre contrat pour inciter les établissements à mieux répondre aux déterminants les plus exigeants en matière de qualité des soins. Réduisez les coûts de vérification avec l'adoption de la vérification basée sur le risque. Consolidez les cycles d'apprentissage dans votre programme entier, car l‘AS est un processus d'amélioration sans fin.
(2) Au niveau des stewards: Il y a également à faire à ce niveau. Je soulignerai quatre aspects/actions parmi beaucoup d'autres.
Tout d'abord, n'oublions pas que le stewardship est une entreprise collective: chaque acheteur peut, en jouant vraiment le jeu de la collaboration active, contribuer à une meilleure gestion - finalement, il s'agira d'harmoniser les mécanismes. Les donateurs devraient reconnaître qu'ils ont été des créateurs importants de nouveaux systèmes/programmes. Ils devraient être beaucoup plus engagés à apporter de la cohérence. Il est navrant d'observer des organismes - c'est-à-dire les acheteurs - réticents à s'harmoniser voire se battre («mon système est meilleur que le vôtre»), sans reconnaître que leurs projets individuels contribuent à la fragmentation.
Une deuxième zone d'action possible est la collecte de données. Dans son exposé, Joe Kutzin a défini l'unification des systèmes d'information comme étape clé vers l’AS. Cet agenda semble peu controversé. À Genève, nous avons appris que des étapes importantes ont déjà franchies en ce sens. Nous pourrions même aller plus loin et construire une plateforme nationale pour le partage des connaissances et l'apprentissage collectif (une recommandation découlant de notre étude multi-pays sur les systèmes d'apprentissage en faveur de la CSU).
Une troisième action possible concerne le niveau de supervision. Dans tous les pays, il serait grandement utile d'avoir une unité gouvernementale/un groupe de travail chargé de coordonner tous ceux qui sont en mesure d'agir en tant qu'acheteurs stratégiques - ce sera particulièrement important pour la CSU. L'un des arguments clés pour appuyer l'étude multi pays de la CoP était la prise de conscience que, pour tous ces pays, la 'toile' de régimes de financement existants était le véritable point de départ de leur progression vers la CSU. Il ne faut pas oublier que le cube de la CSU n'est pas vide: il contient déjà un mélange (désordonné?) de régimes!
Un quatrième domaine d'action, le plus difficile, sera la fusion des régimes. On ne sait pas quel est le nombre idéal d'acheteurs (2). On pourrait être tenté de répondre un seul - pour assurer le contrôle des établissements de santé. Pourtant, un tel monopole crée également des inefficiences (une bureaucratie incontestée sans incitation à innover au niveau de l'acheteur). En fait, chaque configuration de marché crée ses propres problèmes. J’ai trouvé la tyypologie développée par Lorraine Hawkins vraiment utile à cet égard.
Mais il est certain qu’avoir trop d'acheteurs dans un même pays n'est pas bon. Aussi, les programmes de rationalisation et éventuellement la fusion de certains acheteurs devraient être à l'ordre du jour des stewards dans de nombreux pays. Ce ne sera certainement pas une entreprise facile: derrière chaque régime de financement, il existe des acteurs forts et potentiellement réticents. À Genève, nous avons beaucoup parlé de ces contraintes de l'économie politique. Il y a aussi un déterminisme découlant des choix antérieurs — de nombreux pays d'Europe de l’Est ont fait le choix, lorsqu'ils ont quitté le socialisme, pour un seul organisme d'achat parapublic: aujourd'hui, ce choix se confirme comme vraiment judicieux. À Genève, nous avons également entendu parler de l’important rôle de de sensibilisation assumé par l’OMS cet égard.
Bien sûr, l’AS est un programme à long terme. Les choses progresseront lentement, parfois par paliers. Mais il y aura aussi des phases de réelle accélération pour l’AS. Notre travail consiste à trouver ces "autoroutes".
- Dans cette étude axée sur les 'régimes de financement', nous n'avions pas fait le compte des ‘projets d'aide gérés par des acteurs extérieurs’. Selon la définition que nous proposons dans notre premier article, ce sont en fait également des acheteurs.
- Je crois également que trop d'acheteurs optant pour l’AS pourraient être un problème. Aujourd'hui, la plupart des ONG fournissent leur aide en nature. Je ne suis pas un grand fan de l’aide en nature, mais dans certaines situations (par exemple, lorsqu’un projet n’a que peu de temps pour être mené à bien et n’offre qu’une contribution modeste), user de l’aide en nature est probablement moins grave que d'essayer de transformer radicalement les arrangements institutionnels. Dans le même ordre d’idées, si chaque programme vertical devait commencer son propre Financement Basé sur la Performance, cela n’aiderait pas. Aujourd'hui, bon nombre de ces intervenants ne remettent pas radicalement en cause leur modèle basé sur les intrants. Mais avec les développements technologiques en cours, les données deviennent plus que jamais la ressource essentielle des systèmes de santé; il est à prévoir qu'un nombre croissant de programmes passeront à l'achat stratégique. Cela augmentera considérablement les enjeux au niveau des stewards du système de santé.