Il y a quelques semaines, Paul et al ont publié un article très critique sur le FBP et les acteurs impliqués dans sa mise en œuvre. J’ai lu leur article à mon retour d’une mission que je venais d’effectuer au Togo. Comme beaucoup de pays africains, le Togo voit dans le FBP une approche susceptible de résoudre certains défis rencontrés par le système de santé national. J’aimerais essayer d’expliquer la différence d’enthousiasme vis-à-vis du FBP. |
Mes équipes et moi-même avons eu à organiser des voyages d’étude depuis 2010 sur le FBP pour permettre aux nouveaux pays qui adoptent cette approche de venir voir les enjeux de mise en œuvre dans trois contextes nationaux différents : Burundi, Rwanda et Est de la RDC. Nous avons aussi organisé un voyage d’étude en 2011 pour mettre en valeur le potentiel du FBP comme stratégie complémentaire aux politiques de gratuité des soins. Des experts venant de nombreux pays (Burkina Faso, Bénin, Côte d’Ivoire, RDC, Cameroun, Niger) ont pris part à ce voyage pour apprendre de l’expérience burundaise portant sur le couplage FBP-Gratuité des soins pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans.
Si vous avez lu attentivement l’article de Paul et al, vous comprendrez qu’avec ce background professionnel je me suis senti visé par certains de leurs propos. Je reviendrai peut-être sur ces points un peu sensibles dans une contribution ultérieure. Dans ce blog, j’aimerais mettre l’émotion de côté et partager mon point de vue sur le débat en cours.
Positivisme versus constructivisme ?
En lisant l’article de Paul et al. j’ai senti une sorte de révolte d’un groupe d’experts qui vivent mal l’attention grandissante sur le FBP alors qu’ils constatent certaines insuffisances dans différents programmes. Je comprends dès lors qu’ils trouvent nécessaire de tirer la sonnette d’alarme. Mais il est aussi utile de comprendre certaines postures dans ce débat qui suscite tant de passions mais aussi des divergences de vue.
Il me semble que deux visions se confrontent dans cette discussion.
Je me risquerais à cataloguer la démarche de Paul et al de «positiviste». Elle se base sur des rapports d’évaluation ou des études transversales qui utilisent dans la plupart des cas des méthodes quantitatives. Ces méthodes ont leur force pour objectiver un effet, mais elles captent mal les influences multifactorielles que subissent des programmes FBP tout au long de la mise en œuvre. Parmi ces influences multifactorielles, on peut notamment citer des décisions politiques qui peuvent être favorables ou défavorables aux préceptes du FBP, les lenteurs d’assimilation des nouveaux modes de fonctionnement, les résistances au changement par les individus mais aussi par les organes du système de santé, la lenteur dans la révision des outils de travail et dans la redéfinition des rôles et responsabilités nouvelles des acteurs du système, etc. Toute personne impliquée dans le FBP est familière avec de tels phénomènes.
Leur démarche me semble ‘positiviste’ dans le sens où Paul et al considèrent que c’est la loi du « tout ou rien » en ce qui concerne le succès des programmes FBP. Or la littérature scientifique n’est pas univoque : s’il y a effectivement des programmes FBP aux résultats insatisfaisants, il y en a qui réussissent. Mais comme déjà relevé par Olivier Basenya et Serge Mayaka, Paul et al ont été sélectifs dans l’interprétation de la littérature scientifique disponible : ils ont privilégié les résultats qui convenaient à leur thèse. Le corollaire de cette combinaison de positivisme et de sélectivité aboutit à une analyse tronquée et partiale. Pour eux, l’échec d’un programme FBP dans un pays signifie automatiquement une approche inefficace, même s’il y a d’autres programmes qui ont réussi ailleurs. Leur démarche ‘positiviste sélective’ les conduit à tirer des conclusions générales, sans s’imposer l’analyse des contextes et processus qui ont conduit à cet état des choses dans les quelques pays concernés.
Qu’avons-nous en face? À la lecture des blogs de Olivier Basenya et Serge Mayaka, on voit que les acteurs de la mise en œuvre du FBP sont dans une autre logique, que l’on pourrait appeler 'constructiviste' voire réaliste. Selon cette démarche, les processus et les interactions complexes qui conduisent vers des résultats positifs ou négatifs doivent être compris et gérés pour en tirer le meilleur des effets. Le blog de Olivier Basenya montre comment son équipe observe, suit de près les effets opérationnels du FBP, identifie ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. Un bon acteur de mise en œuvre analyse les processus empruntés, l’application des principes et bonnes pratiques pour mieux comprendre pourquoi certaines avancées opérationnelles ne sont pas réalisées, notamment lorsqu’il y a résistance au changement ou rejet des préceptes FBP. Il tire les leçons aussi bien des succès que des échecs pour adapter les stratégies.
Je ne peux garantir que tous les programmes FBP sont conduits de la sorte, mais ce principe d’humilité face à une stratégie me semble une règle d’or. S’il n’est pas suffisamment en place dans certains programmes FBP, cela doit être renforcé. S’il y a trop de dogmatisme dans le FBP, il faut une plus grande remise en question.
Mon hypothèse est que dans beaucoup de pays, les décideurs au plus haut niveau ont une vision assez réaliste et sophistiquée de leur contexte. Ce qui me frappe, c’est comment ils sont méfiants au début, mais comment ils deviennent preneurs après avoir vu les effets positifs du FBP. Les progrès qu’ils valorisent ne sont pas nécessairement ceux démontrés ou non par les études d’impact. Ce sont des progrès opérationnels comme : l’amélioration de la disponibilité des médicaments dans les structures sanitaires, l’amélioration du paquet de services offerts, la réhabilitation des infrastructures et équipements, la réduction de l’absentéisme et la plus grande motivation du personnel, l’attraction du personnel qualifié dans les milieux ruraux qui auparavant étaient moins desservis, la prise de responsabilité par les prestataires pour gérer activement leurs structures sanitaires, l’amélioration de redevabilité interne aux structures mais aussi entre ces structures et les responsables hiérarchiques, une plus grande autonomie des formations sanitaires qui permet plus d’actions proactives en faveur du bon fonctionnement des structures sanitaires, une amélioration de la relation soignant-patient, etc.
Les échecs partiels que voient les chercheurs ne sont pas vus comme tels par beaucoup de décideurs des pays ; ils voient à la place plutôt des avancées remarquables dans la façon de fonctionner des structures sanitaires, ce qui est souvent sans précédent dans de nombreux pays africains. Les échecs deviennent des sources d’inspiration pour apporter des corrections dans les processus empruntés auparavant.
Pistes futures pour la recherche et l’action
Peut-être que certains acteurs ont présenté le FBP comme une solution toujours efficace. Pour moi, il est clair que c’est une intervention systémique complexe.
Sans contester la nécessité de mener des études d’impact, il est peut-être temps de passer à d’autres méthodes, en tout cas dans les pays qui ont fait un choix politique ferme pour le FBP : les études doivent s’inscrire dans leur préoccupation d’apprendre pour améliorer. Dans un débat semblable en 2012 relatif à la Cochrane review de Frentheim A. et al sur le FBP, j’avais déjà plaidé pour la conduite d’évaluations réalistes (lire ici et ici) pour mieux appréhender comment le FBP agit, avec quelles personnes il marche et dans quelles circonstances. C’est la multiplication des cas de succès avec une application correcte des principes et bonnes pratiques qui permettront de théoriser sur les conditions optimales pour son succès.
Le FBP n’est pas une baguette magique qui est censée réussir à tous les coups et dans tous les contextes. Il ne s’agit pas d’une expérimentation à la manière des sciences exactes. Le FBP doit être confronté aux réalités des systèmes de santé existants. Il fait face aux facteurs facilitateurs comme aux barrières tout au long du processus d’implantation et de mise en œuvre. Le résultat final (succès ou échec) sera la résultante des interactions entre ses principes et bonnes pratiques d’un côté et les facteurs contextuels spécifiques présents dans chaque pays de l’autre.
Du côté des équipes d’experts chargées du pilotage des programmes FBP, une démarche encore plus réflexive doit être adoptée. Elles doivent rester attentives et réceptives aux interactions suscitées par l’implantation et la mise en œuvre du FBP. Cette démarche devra viser à résoudre tout problème émergent, en essayant de comprendre la complexité de la situation, en s’interrogeant sur sa propre pratique et en imaginant de nouvelles façons d’améliorer sa propre performance face à cette situation.
Vive les systèmes de santé apprenants et auto-correcteurs!