Je travaille à l’Ecole de Santé Publique de Kinshasa en RD Congo mais aussi comme expert auprès du Ministère de la Santé Publique à travers son Projet de Développement du Système de Santé (PDSS) visant à soutenir la mise en œuvre du Financement Basé sur la Performance (FBP). Mon rôle d’expert est d’assurer la contre-vérification externe des données quantitatives et qualitatives dans le cadre de la mise en œuvre de cette approche. Mes recherches doctorales ont porté, entre autres, sur la controverse sur le FBP et sur son implémentation dans les systèmes de santé complexes. À ce titre, j’ai été particulièrement interpellé par l’article de Paul et al., et je me permets de partager avec vous mes impressions. |
La mission a été pour moi passionnante, à plus d’un titre. À nouveau, je me suis retrouvé face aux défis opérationnels quotidiens du renforcement de nos systèmes de santé : planification et coordination des activités, gestion et analyse des données de routine, supervision et coaching, régularité de l’approvisionnement en médicaments, prestation des services de santé (y compris la qualité des soins), gestion des ressources humaines, matérielles et financières, hygiène et salubrité du milieu, entre autres. Avec de nombreux acteurs sur le terrain, j’ai pu échanger sur ces questions, notamment sur la mesure dans laquelle le FBP les aidait à relever les différents défis. J’ai aussi pu recueillir la satisfaction de la population et sa perception sur la qualité des soins délivrés dans les structures de santé. Au fil de ces rencontres et entretiens, j’ai pu voir combien le FBP est une source d’enthousiasme et d’enclenchement d’une nouvelle dynamique parmi les acteurs.
C’est à mon retour à Kinshasa, après ce séjour dans le pays profond et mon immersion dans un système de santé local où le FBP est mis en œuvre, que j’ai pris connaissance de l’article de Paul et al.
FBP, est ce que nous parlons de la même chose ?
À la lecture de leur article, je me suis rendu compte que nous n’avons pas tous la même compréhension de comment le FBP peut être utile aux systèmes de santé.
Ici en RDC, nous ne concevons pas le FBP comme une panacée qui réglerait tous les problèmes du système de santé, comme le laisse penser l’argumentaire de Paul et al. Nous l’envisageons plutôt comme un outil ou un levier qui contribue à l’atteinte des objectifs de santé, mais aussi comme une stratégie complémentaire à d’autres pour l’amélioration de l’accessibilité aux soins. De ce fait, il est considéré comme une solution dans un ensemble plus vaste. Pour en avoir parlé avec beaucoup de consœurs et confrères, je sais que cette vision d’un FBP comme levier syncrétique est largement partagée dans mon pays.
Nous assistons tous à de nombreuses défaillances systémiques (en rapport avec un manque d’attention aux résultats, une centralisation excessive, un mauvais alignement des incitations sur les objectifs de santé, une négligence du secteur privé, etc.) et le FBP, lui, lance un signal pour des systèmes de santé renforcés, plus redevables, plus ouverts. C’est à cela que fondamentalement nous souscrivons et c’est dans ce sens qu’a été orienté le discours de notre ministre de la santé lors de la conférence sur le financement basé sur la performance, l’achat stratégique et la Couverture Sanitaire Universelle. Merci donc d’avoir un peu de mansuétude pour nos éventuels demi-résultats ou même, échecs dans ce difficile périple. Ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain.
FBP, les soubassements de la controverse
Le FBP a ses forces mais aussi ses faiblesses, comme d’ailleurs toutes les autres stratégies visant le renforcement des systèmes de santé. Avant le FBP, nous avions longtemps connu en Afrique ces appuis et interventions de partenaires basés sur une subsidiation indépendante des performances mais liée par exemple à une planification fondée sur les besoins de production standard des structures (salaires, médicaments, formations, supervisions etc.), ou à des données démographiques ou historiques (dépenses observées ou estimées). Comme beaucoup d’experts africains, je ne crois plus en ce modèle dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes.
Il faut que certains apprennent à faire l’autocritique non seulement de leur cadre d’action et leurs projets, mais aussi de leur propre position dans le système. En faisant un détour par mon PhD (je dois prendre ma casquette de chercheur, car nous avons aussi été visés par l’article) qui a analysé les tensions autour du FBP, j’avais remarqué que les arguments des experts en faveur ou en défaveur de cette approche étaient tributaires de leurs expériences, de leurs croyances et de leurs visions du monde. J’avais noté, comme maintenant, une grande part émotionnelle dans le débat car les argumentations qui s’échangeaient pouvaient parfois être de nature idéologique ou même des rationalisations destinées à camoufler des intérêts économiques bien compris, chaque groupe cherchant à démontrer les mérites relatifs de ses stratégies respectives.
À ce propos, je pense que Paul et al ont omis (volontairement?) de donner des exemples d’articles «peer reviewed» favorables au FBP. Par exemple, ils citent les données de l’évaluation d’impact fait au Cameroun, en ciblant ce qui n’a pas marché, et en passant sous silence beaucoup de résultats dans ce rapport qui sont plutôt positifs. A titre d’exemple, ce même rapport souligne qu’en termes de qualité, le financement basé sur la performance a eu un impact significatif sur la disponibilité des intrants et du matériel essentiels, des agents de santé qualifiés; sur la réduction des paiements informels par les usagers et une satisfaction accrue des patients et des prestataires.
D’autres études en RDC ont montré que l’approche avait contribué à l’amélioration de l’accessibilité financière aux services de santé de qualité et de la performance de l’administration sanitaire. En outre, elle a donné aussi de bons résultats dans le secteur de l’éducation.
Ce n’est donc pas très honnête de faire l’inventaire des éléments de preuve de manière unidirectionnelle.
Nous devons prendre plus de hauteur devant cette controverse qui affecte les efforts de renforcement sectoriel de certains pays qui ont adopté cette approche. Une reprise du contrôle de ce débat (autour de concepts pertinents et objectifs de santé publique) et une synthèse constructive sont nécessaires pour ne pas laisser nos pays dans un «entre-deux politiques» handicapant qui créerait plus d’incertitudes et les pousserait vers une situation de dépendance perpétuelle.
Au-delà de cette controverse, quelles autres solutions ?
J’invite les experts critiques vis-à-vis du FBP à proposer des alternatives plus fortes à cette approche. Je leur demanderais de s’imposer à eux-mêmes les règles qu’ils voudraient imposer au FBP quant à la validation scientifique de leurs propositions – par exemple j’ai été déçu de ne trouver aucune référence à une étude rigoureuse dans la dernière partie de l’article de Paul et al.
Je ne cacherai pas que les alternatives qu’ils proposent me laissent perplexe. En effet, quand on prétend que le FBP détourne l’attention sur des changements et réformes nécessaires à l’amélioration des conditions de travail, la gestion des ressources humaines, la transparence, la qualité des soins, l’intégration des programmes et leur suivi-évaluation, la responsabilisation, la performance de la gestion des finances publiques, l’engagement des communautés dans la gestion de l’offre et de la demande des services de santé, je me rends réellement compte que nous n’avons pas la même compréhension de comment le FBP peut être utile au système de santé comme discuté plus haut.
Une interpellation pour les décideurs nationaux et experts de terrain
En tant qu’expert africain, j’invite mes pairs à réfléchir sur notre propre responsabilité dans la conduite de nos politiques de santé.
À la lecture de l'article de Paul et al, on peut constater que certains de nos partenaires se sentent légitimes à nous expliquer qui nous influence, qui nous abuse. En imposant leur ordre de jour du débat, ces experts de bureaux, d’agences et d’institutions académiques sont-ils réellement soucieux des efforts des gouvernements et experts de nos pays ? À titre personnel, j’ai retrouvé dans cet article une partie des rapports de domination dont j’aimerais que nos systèmes de santé se libèrent. Il me donne l’impression que persiste chez certains experts un «instinct de propriété».
Soyons clairs: la force des idées est indéniable pour la construction d’un système de santé fort. Nous faisons bon accueil à tous les partenaires désireux de nous aider dans ce sens. La démarche critique est la bienvenue – en particulier quand elle est soutenue par des données probantes (car oui, tout n’est pas parfait dans le FBP et il y a des améliorations à trouver). Mais nous attendons aussi du respect pour nos actions et nos efforts au quotidien. Ce qui est dommageable dans l’article de Paul et al est qu’il nous réinscrit dans un positionnement quasi belliqueux entre «partisans» et «opposants» du FBP. J’ai pu constater comment cette opposition, très souvent académique et au niveau des agences, pouvait ralentir la nécessaire synthèse au niveau de nos pays. De grâce, sortons de la polarisation et restons constructifs.