Nous commençons notre série d'interviews par la professeur Susan Rifkin (London School of Economics et London School of Hygiene & Tropical Medicine). Susan Rifkin a commencé à étudier la problématique de la participation communautaire il y a plus de quarante ans. Elle a une longue expérience de terrain en Asie et en Afrique. Elle nous parle de la recherche passée et future sur la participation communautaire et du futur de la participation communautaire en général. La participation de la communauté, nous dit-elle, ne peut se limiter à une intervention et le prochain grand défi de la recherche sera de comprendre les processus qui lient participation communautaire et santé de la population.
Jean-Benoît Falisse: Vous avez travaillé sur la participation communautaire dans la santé depuis beaucoup années maintenant. Qu'est ce qui a déclenché votre intérêt pour le sujet? Comment avez-vous commencé?
Susan Rifkin: Quand j'ai fini ma maîtrise en études chinoises à l'Université de Columbia à New-York, je suis allé à Washington DC pour travailler à la National Academy of Sciences (Académie Nationale des Sciences) comme secrétaire d'un comité dont l'objectif était d'ouvrir la communication avec la République Populaire de Chine. A l'époque (1968), les Chinois ne parlaient à personne, c'était la Révolution Culturelle. Cependant, les Américains étaient «impressionnés» par le travail des Chinois en santé publique. Ce n'était pas un sujet à controverse, alors j'ai rassemblé des informations et j'ai créé un bulletin d'information à propos de qui se passait au niveau de la santé publique en Chine. La principale chose qui a attiré mon intérêt a été l'implication des communautés locales. J'étais très intéressée par la façon dont les gens au niveau local, en particulier dans les zones rurales, étaient en mesure de s'impliquer et de prendre des décisions qui affectaient leur vie quotidienne. C'est donc l'expérience chinoise, et surtout les « médecins aux pieds nus », qui a suscité mon intérêt.
L'Initiative de Bamako vient en 1987. Est-ce que la date est importante? Quel est le contexte de la santé publique et des politiques de santé à ce moment? En dehors de la diffusion des idées de la participation communautaire à l'ensemble du continent africain, est-ce que l'Initiative de Bamako a apporté quelque chose de nouveau ou de différent par rapport aux précédents projets et politiques?
Je ne suis pas sûr que la date était si critique. Dans mon esprit, ce qui était critique à propos de l'Initiative de Bamako a été la direction que les soins de santé primaires ont pris. Comme vous le savez, l'UNICEF et l'OMS avaient organisé une conférence d'Alma-Ata et soutenu les soins de santé primaires depuis 1978. Pourtant, les soins de santé primaires ont surtout été pilotés par l'OMS dans les premières années et l'OMS ne pouvait travailler qu'avec les ministères de la santé à l'échelon local, ce qui signifie que les soins de santé primaires sont devenus un service de santé très médicalisé. Avec Bamako et l'UNICEF, les soins de santé primaires ont été déplacés vers les mouvements de développement communautaire, parce que l'UNICEF pouvait travailler avec d'autres ministères et partenaires, et l'a fait (avec le développement communautaire, l'eau et l'assainissement, l'éducation, etc.). Avec Bamako, la participation est devenue plus large et a commencé à se concentrer sur ce que les gens locaux pouvaient faire en termes non seulement de recevoir des soins médicaux, mais aussi d'activités génératrices de revenu plus diversifiées. Je pense que l'importance de Bamako, c'est l'approfondissement de ce qui était l'inspiration, la vision des soins de santé primaires pas uniquement comme des soins de santé, mais bien comme une vision plus large des déterminants sociaux de la santé. Un monde plus vaste s'est ouvert pour les communautés qui, pour la plupart, n'avaient jamais été concentrées sur la santé à moins d'être malades.
Quelle est votre opinion sur l'évolution des stratégies de participation communautaire en matière de santé au cours des 25 dernières années? Qu'est-ce qui a changé? Est-ce que les nouveaux concepts / stratégies de «redevabilité» ou de «gouvernance» communautaires sont vraiment différents des anciennes idées de la «participation» communautaire?
Je pense que ce qui a changé, c'est la reconnaissance du fait que la participation des communautés dans la santé c'est plus que les agents de santé communautaire. Les idées et les concepts de redevabilité et de gouvernance sont essentiels et doivent beaucoup à tout le mouvement de la « santé et des Droits de l'Homme ». Ce qui est sorti de tout cela est une grande implication de la société civile, notamment à travers des organisations telles que le mouvement populaire pour la santé auquel j'ai participé en tant que premier coordonnateur de l'Asian Community Health Action Network, le précurseur du mouvement populaire pour la santé. Je pense que mettre la santé et les Droits de l'Homme à l'ordre du jour a élargi la perspective de ce que la participation communautaire est et de quels sont ses défis. Cela a attiré l'attention des gens sur ce que sont les implications plus larges de la participation communautaire au-delà du cadre des services de santé.
Pensez-vous que le débat sur la participation de la communauté comme un « moyen » versus la participation comme une «fin» en soi soit toujours d'actualité?
Non, je pense que ce n'est plus pertinent aujourd'hui. Nous avons quitté ces points de vue mutuellement exclusifs de la participation communautaire. Le "UK Medical Research Council" parle maintenant d'« interventions complexes »» et, comme la plupart des organisations actives sur la santé communautaire, reconnaît qu'il n'y a pas une façon unique de voir la participation. Toute la question des moyens et des fins a été dépassée par des expériences et par plus de recherche et de conceptualisation.
Quel est l'avenir de la participation communautaire dans la santé? Pouvez-vous vous parler d'expériences passées ou actuelles que vous jugez très prometteuses?
Je pense qu'il y a une reconnaissance croissante par les décideurs politique que la participation communautaire est essentielle et nécessaire mais non suffisante pour l'amélioration de la santé des populations. L'expérience des médecins chinois a montré que nous pouvions réduire radicalement les maladies transmissibles. Cela a été confirmé par mon travail à l'Académie Nationale de Sciences. Aujourd'hui, nous voyons un exemple d'implication communautaire axée sur la prévention dans le Obamacare aux États-Unis. Pour la première fois aux Etats-Unis, le gouvernement finance des groupes de santé communautaire avec l'espoir de promouvoir la prévention et d'impliquer les communautés dans leur propre santé. Lorsque les communautés prennent conscience de leurs droits et de leurs obligations, elles sont dans une bien meilleure position pour négocier des politiques et la prestation de services avec les décideurs politiques. Je pense aussi que, observant la hausse des coûts des soins de santé, les décideurs politiques voient que la participation des personnes qui prennent soin de leur propre santé en tant que communautés et en tant qu'individus réduit le fardeau sur les services de santé. Par exemple, la réduction de l'obésité et des maladies cardio-vasculaires exige un engagement personnel. Je pense donc que la participation communautaire et le soutien communautaire sont devenus cruciaux.
Je reviens d'Australie, où j'ai passé deux semaines dans diverses institutions et conférences ; l'une avec le Réseau International Rural (International Rural Network) était particulièrement intéressante. J'y ai entendu parler de l'expérience des conseils communautaires aborigènes. Il y a maintenant plusieurs conseils communautaires aborigènes qui offrent des soins de santé pour leur propre communauté, sans même une supervision du gouvernement. S'appuyer sur les expériences de ces communautés non seulement pour augmenter l'appropriation des services de santé par la population mais aussi pour transmettre des messages de santé pertinents dans leur contexte est important. Un autre exemple est bien sûr l'Inde et la mission santé en milieu rural (rural health mission), qui s'est engagé à impliquer les communautés locales dans leur programme « d'Activiste de Santé Sociale Accrédité » (ASHA - Accredited Social Health Activitist), qui est leur programme pour les travailleurs de santé communautaire. Le comité villageois d'hygiène et assainissement supervise l'ASHA et la santé en général et prend ses responsabilités concernant les services de santé et leur évolution. Je pense que tout cela constitue des progrès au niveau de la santé communautaire et de la participation communautaire.
Vous avez travaillé sur l'évaluation de la participation communautaire pendant une partie importante de votre carrière. Dans un article récent (2010), vous présentez une révision de votre cadre d'analyse séminal de 1988 et de son graphe en toile d’araignée à 5 dimensions (le « spidergramme »). Quels sont les principaux changements et ce qui a changé dans l'évaluation de la participation communautaire depuis 1988?
Lorsque nous avons commencé avec le spidergramme, nous avons conceptualisé un continuum de ces cinq facteurs qui présentait une participation large à une extrémité et étroite à l'autre. Les cinq facteurs étaient liés dans la visualisation de l'organisation d'un programme de participation. Ce que nous avons appris depuis 1988 est que «étroit» et «large» sont des termes très vagues. Beaucoup de travail a été fait et dans l'article 2010, nous avons examiné la façon dont les communautés sont impliquées, en particulier le long des lignes de l'autonomisation. Nous parlons de participation habilitante (empowerment) pour parler de la possibilité pour des personnes sans pouvoir d'acquérir des compétences, des connaissances et de la confiance pour prendre des décisions concernant leur propre vie.
Ceci est crucial pour le dialogue sur la participation de la communauté en matière de santé. Selon cette définition, la participation habilitante (empowerment) ne peut jamais être donnée: elle est toujours prise. De nombreux programmes, dans la santé en particulier, considèrent comme l'un de leur objectif de «responsabiliser» les communautés et je pense que c'est une mauvaise compréhension du concept. En révisant le « spidergramme » pour regarder la mobilisation d'un côté et de l'autonomisation de l'autre, nous avons un outil qui nous permet de dire si la participation est contrôlée par ceux qui sont les décideurs politiques et les gestionnaires et qui ont décidé de ce que les gens doivent faire ou bien si les communautés font des choix pour elles-mêmes. C'est l'exemple du conseil de santé communautaire des australiens aborigènes, où les gens décident ce qu'ils veulent et de s'approprient le programme. Il s'agit de la nouvelle vision qui est encapsulée dans notre article de 2010.
Récemment, des approches plus quantitatives ont été utilisées pour évaluer l'impact de la participation de la communauté (par exemple, Björkman et Svensson 2009). Que pensez-vous d'eux? Sont-elles compatibles avec les méthodes qualitatives / mixtes habituellement utilisées dans la recherche sur la participation communautaire?
Je pense que le papier de Björkman et Svensson est important. Dans un sens, je suis heureuse avec cet article parce qu'ils se penchent sur la notion de processus. En ce moment, la plupart de la recherche voit la participation communautaire comme une intervention et donc utilise un paradigme scientifique inspiré des sciences naturelles pour regarder linéairement un effet causal. Cette approche inductive est très étroite; des causes directes ont des effets. C'est le cadre de l'article de Björkman et Svensson. Je suis en train de procéder à un examen systématique de la littérature sur la participation communautaire dans la santé et la plupart des articles que je trouve continuent à considérer la participation communautaire comme une intervention. Ils sont à la recherche du Saint Graal, qui est le lien entre la participation et l'amélioration de l'état de santé. Ce que nous constatons, c'est que la plupart des recherches essayent de reproduire le paradigme dominant dans le domaine médical, les essais avec cas-témoins aléatoires (randomised control trial RCT). Elles prennent ce paradigme comme l'étalon-or mais le lien entre la participation et une meilleure santé reste jusqu'ici à prouver. Cette approche ne donne pas une attention suffisante au processus, le reléguant souvent à une "variable confondante" dans le cadre d’un essai randomisé contrôlé.
Ce que nous devons examiner de plus près est le processus. Björkman et Svensson le font mais leur enquête sur le processus est, de leur propre aveu, insuffisante. Ce qu'ils disent est que le monitoring communautaire conduit à de meilleurs résultats sanitaires. Ils disent que la raison est que la communauté tient le fournisseur de services de santé responsable, mais on ne sait pas comment ils font. Pourquoi le prestataire de services de santé répond-il à la communauté? Est-ce que ces personnes le paient? Quelle est la motivation? Ce n'est sûrement pas de l'altruisme (je connais un peu le contexte, j'ai travaillé en Ouganda et ai vécu et travaillé au Kenya). Il reste encore de nombreuses boîtes noires qui empêchent de voir les choses clairement.
L'autre question à propos de la recherche dans ce domaine est de savoir comment aborder les questions de pouvoir et de contrôle, clé de la prise en charge communautaire des programmes de santé. Björkman et Svensson, par exemple, ne tiennent pas compte de l'autonomisation. Où doit venir l'autonomisation et la contribution de la communauté venir dans l'équation globale de la recherche? Trickett (2011) qui est un psychologue social aux États-Unis et se penche sur l'évaluation participation de la communauté, dit que l'examen de la participation communautaire à l'aide de ce cadre d'intervention [la RCT] relègue les connaissances locales au rang de l'influence d'une science mis au point par d'autres. Je travaille avec un groupe de personnes sur un cadre alternatif pour mieux comprendre ce phénomène et englober l'idée de processus. Le vrai défi est de savoir comment en faire un cadre valable et acceptée analytiquement pour comprendre le potentiel et les défis de la participation de la communauté dans l'amélioration des résultats de santé.
Peut-on vraiment comparer les expériences de participation communautaire en matière de santé? Que pouvons-nous apprendre de différents cas?
Je pense que nous avons juste besoin de sortir de ce cadre qui est linéaire et causal. Ce que nous pouvons faire est de généraliser des domaines qui sont importants pour la participation. Si je regarde les études de cas et des revues systématiques, je peux identifier au moins trois domaines généralisables qui façonnent la relation entre la participation communautaire et la santé. Ceux-ci sont le leadership, la gestion et l'allocation des ressources et la mobilisation. Il en existe d'autres, et nous cherchons à les identifier dans la revue de littérature systématique que nous essayons de faire. Si vous avez des domaines généraux, vous pouvez voir comment, à l'intérieur de ces domaines, observer des résultats dans des situations spécifiques. Avec un tel cadre d'analyse vous pouvez avoir une meilleure vue sur le processus de développement communautaire et une meilleure idée de quoi attendre.