Nous continuons notre série d’interviews pour présenter des activités de gestion des connaissances mises en œuvre par des experts en financement de la santé à travers le monde. Nous nous sommes entretenus avec le Dr Sophie Witter, associée d'Oxford Policy Management et professeur en systèmes de santé internationaux à l'Université Queen Margaret, à Edimbourg, au Royaume-Uni. Elle est également co-directrice des recherches dans le cadre de ReBUILD, un programme de recherche visant à renforcer les systèmes de santé dans les pays sortant d'un conflit. Sophie s'intéresse au financement de la santé dans les pays à faible et à moyen revenu, aux obstacles financiers à l'accès, aux ressources humaines pour la santé et aux mécanismes de financement basé sur la performance. Elle a accepté de partager avec les CoPs son travail dans le cadre du projet ReBUILD. |
En 2016, vous avez publié sept articles sur la question de la rémunération des personnels de santé dans les pays en voie de conflit et les États fragiles. Qu'est-ce qui a suscité votre intérêt pour ce sujet spécifique?
J'ai commencé à travailler sur ce sujet en 2011 lorsque nous avons obtenu une subvention pour le programme ReBUILD de DFID. Il y a eu une grande augmentation des conflits à l'échelle mondiale et une modification du type de conflit — il y a par exemple davantage de crises non résolues qui durent longtemps et qui ont des conséquences très graves pour les civils. Les besoins en matière de santé sont maintenant très axés sur les pays fragiles et touchés par des conflits. Nous avons également vu augmenter les flux de migrants et de réfugiés. Et en même temps, il ne semblait pas y avoir beaucoup de recherches sur ces problèmes en termes de systèmes de santé, ce qui constitue mon domaine d'expertise. Nous avons donc souhaité comprendre les implications de ces types de chocs et de conflits sur le système de santé. Beaucoup a été fait en termes d'effets immédiats, et beaucoup de conseils pratiques concernant la gestion des crises humanitaires ont été publiés. Mais notre objectif était de comprendre les implications à long terme de ces chocs et conflits sur le système de santé, tout en tenant compte de concepts tels que "la dépendance au sentier emprunté" (path-dependancy), que nous pensions non seulement très pertinents en pratique mais également académiquement intéressants.
Mon intérêt pour les ressources humaines est vraiment lié à trois choses: d'abord, s'il y a bien un domaine du système de santé qui réalise des choses ou les empêche de se produire, c'est les ressources humaines. Dans un système de santé, ces personnes sont agissantes: elles ont une grande capacité à s'adapter, à adopter ou bloquer le changement en fonction de leur degré d'implication dans les politiques de santé. Deuxièmement, les agents de santé sont de loin l'élément le plus important en termes de dépenses dans la plupart des systèmes de santé, de sorte que des ressources humaines efficaces sont absolument essentielles pour l'efficacité du système. Et troisièmement, il s'agit d'un domaine assez politisé: de nombreux gouvernements s'intéressent à l'emploi public tout comme, bien sûr, les syndicats et autres groupes d'intervenants.
Nous avons une prolongation de deux ans pour ce projet. Ainsi, dans le domaine des mesures d'encouragement des travailleurs de la santé, nous examinerons le financement basé sur la performance (FBP) et nous nous concentrerons particulièrement sur ce qui est spécifique à ce type de contexte perturbé qui facilite ou bloque l'utilisation du FBP. Ceci est important car il y a beaucoup d'intérêt à la fois dans le FBP et dans ces contextes. Par exemple, la récente stratégie de l'UK Aid est de cibler principalement des pays fragiles et touchés par des conflits, alors que le gouvernement britannique continue d'appliquer une stratégie orientée sur les résultats.
Vous, avec d'autres, dirigez le consortium ReBUILD, un programme de recherche pour le développement de systèmes de santé dans des pays qui ont été touchés par des conflits politiques et sociaux. Quels sont les sujets et les principaux programmes d'apprentissage sur lesquels vous travaillez dans le cadre de ce projet?
Nous avons principalement utilisé des méthodes historiques et longitudinales - en particulier des histoires de vie des agents de santé et des ménages – pour comprendre comment ont évolué les différentes politiques et les effets qu’elles ont induits. Par exemple, nous nous sommes concentrés sur les ménages qui ont accès aux soins de santé et dans quelle mesure les choses ont changé avec différentes politiques de financement au Cambodge, au nord de l'Ouganda, en Sierra Leone et au Zimbabwe. Chacun de ces pays nous a donné une perspective distincte en raison de leurs différentes histoires et de leur longue période de conflit ou de crise. Nous souhaitions comprendre comment le système de santé réagit à différent types de chocs et, dans un des projets, avons utilisé la modélisation de groupe avec les gestionnaires de santé et le personnel afin d’établir des canaux de résilience. En Sierra Leone, après la crise de l'Ebola, nous avons utilisé nos recherches pour examiner la résilience du système de santé et comment les chocs épidémiologiques ont affecté les agents de santé.
D'autres chercheurs ont étudié le modèle de l'aide à la santé grâce à l'analyse des réseaux sociaux pour comprendre les relations entre les différents acteurs au niveau des districts et dans quelle mesure cela influe sur ces services. Nous incluons également l'analyse comparative entre les sexes dans nos projets. Un autre point à mettre en évidence est que nous nous sommes efforcés d'être très actifs en termes de prise en charge de la recherche en interagissant avec d'autres intervenants. Nous avons par exemple facilité un groupe de travail thématique sur les systèmes de santé dans les états fragiles et touchés par les conflits avec des organisations et des personnes actives en ce domaine.
La première phase de ce projet touche à sa fin. Quels sont les leçons à tirer de cela? Et que ferez-vous avec la nouvelle phase de ce projet?
Entretemps, nous essayons de rassembler certaines des leçons de la première phase de la recherche en cherchant des situations récurrentes, mais nous devons garder à l'esprit la spécificité du contexte des résultats. Nous souhaitons également élargir la gamme de pays étudiés. Alors que dans la première phase nous nous sommes concentrés sur une histoire post-conflit, nous voulons maintenant étudier certains pays susceptibles d'être exposés aux crises ou susceptibles d'avoir des situations d'urgence chroniques. Un autre domaine qui requiert aujourd'hui une grande attention des chercheurs est celui du développement des capacités. Pour la plupart des pays fragiles après le conflit, la recherche sur le système de santé est un domaine très nouveau et, bien que nous ayons réussi à créer des partenariats, il faut vraiment un engagement à très long terme. Ce sont donc certains domaines que nous espérons faire avancer.
Je vais prendre l'exemple de la Sierra Leone pour parler des leçons apprises, car il serait difficile de généraliser à partir de contextes très différents. Le travail que nous avons fait en Sierra Leone illustre des choses très intéressantes concernant la nature organique des systèmes de santé - la manière dont les systèmes de santé doivent vraiment être compris comme des institutions sociales et l'importance d'éléments comme la confiance. Certaines personnes comprennent que les systèmes de santé ne sont pas uniquement des machines à produire des résultats. Ce que nous avons vu dans le cas d'Ebola a été un autre choc additionnel pour le système de santé, alors qu'il se remettait à peine de la guerre civile. Nous avons documenté la façon dont le système de santé a été réaménagé et a commencé à se redresser après un conflit. Il s'agit d'une histoire comprenant deux versions - d'un côté, un récit de résilience très positif (par exemple, les agents de santé étaient très stigmatisés, ils étaient à risque et de nombreux agents de santé ont perdu la vie et pourtant ils ont continué à fournir des services), il s'agit donc d'une histoire forte, tant au niveau de la main-d'œuvre communautaire que de la santé et de la résilience. Et, d'un autre côté, de nombreuses institutions clés, comme le ministère de la Santé, ont été lacunaires et ont ensuite été affaiblies par des facteurs internes et externes pendant cette crise. Je pense donc que l'une des leçons est l'importance de ne pas se concentrer uniquement sur les résultats immédiats, mais toujours sur l'établissement d'institutions, ce qui constitue un travail à long terme.
À votre avis, quels ont été les effets sur les agents de santé et le système de santé en Sierra Leone? Et comment vous (et REBUILD) envisagez-vous la reconstruction future du système de santé dans le pays?
Le groupe de recherche et l'équipe de Sierra Leone ont été très impliqués dans l'élaboration du plan de reconstruction. Les résultats de la recherche de la première phase (par exemple sur les agents de santé) ont bien contribué à l'identification des besoins. Il y a maintenant une fenêtre d'opportunité, avec beaucoup d'intérêt et de ressources dans le pays, alors ReBUILD continuera à essayer de s'assurer que les preuves sont utilisées pour informer comment ces fonds sont investis. Mais en même temps, nous soulignons vraiment la nécessité de développer et de ne pas contourner les institutions nationales, ce qui constitue un gros risque à ce stade. Nous suivrons également d'autres domaines d'activité, par exemple en recherchant le rôle des agents de santé communautaires, que nous n'avons pas eu l'occasion d'examiner lors de la première phase.
Une conclusion ou un commentaire que vous souhaitez faire?
La recherche sur les états fragiles ou touchés par un conflit est un domaine qui mérite davantage d'attention et d'intérêt de la part des différents et praticiens et communautés de recherche. Il se prête aussi idéalement à un travail interdisciplinaire intéressant (par exemple, des collaborations avec des politologues, des historiens, des économistes, des experts de l'administration publique, ainsi que des experts du système de santé et de santé publique). Nous avons récemment publié un programme de recherche dans les systèmes de recherche et de politiques de santé. En ce qui concerne ReBUILD, nous serions très heureux de collaborer avec quiconque s'intéresse à tous les sujets abordés. Alors restez à l’affût!
(1) Retrouvez ici les publications de Sophie.
(2) Aniek Woodward and others, ‘Health Systems Research in Fragile and Conflict-Affected States: A Research Agenda-Setting Exercise’, Health Research Policy and Systems, 14 (2016), 51.