Achat: l'une des trois fonctions du financement de la santé
Nous connaissons tous la conception du financement de la santé à trois volets de Joe Kutzin: la mobilisation de ressources, la mise en commun des ressources et l’achat. Si la qualité clé de la composante 'mobilisation des ressources' consiste à recueillir autant de ressources financières que possible de manière équitable sans peser sur les ménages et l'économie inutilement, et si la qualité clé de la mise en commun consiste à éviter autant que possible la fragmentation du poole (tout le monde égal et solidaire dans le même groupe), la qualité essentielle de l'achat consiste à viser l’affectation efficace et équitable des ressources aux producteurs de bonne santé. Bien que l'achat fasse partie intégrante tous les systèmes de santé, l'efficacité et l'équité ne sont pas spontanées. En fait, d'un point de vue technique, c'est probablement le domaine le plus complexe et le plus sophistiqué du financement de la santé. C'est un domaine de mesure, de recherche et d’élaboration réfléchie (le mot ‘stratégique' capture bien ces composantes) sans modèle pré-défini. Ce n'est donc certainement pas le domaine le plus simple à expliquer aux citoyens ni même aux ministres. Par conséquent, il échappe souvent à de nombreuses parties prenantes. C’est pourtant, comme son nom l’indique, un enjeu stratégique.
Assurer l'achat efficace et équitable des services de santé repose principalement sur les épaules de deux acteurs spécifiques du système de santé: ceux qui sont chargés de concevoir et de diriger l'ensemble du système de santé, les intendants ou stewards (traditionnellement le ministère de la Santé, mais de plus en plus en partenariat avec d'autres acteurs) et ceux qui attribuent des ressources aux fournisseurs de services de santé, les acheteurs (qui peuvent être le ministère de la Santé, mais comprend également les agences d'assurance maladie, l'unité nationale de Financement Basé sur la Performance... et bien d'autres encore, comme expliqué ci-dessous). Dans ce premier article, je passe en revue les responsabilités de ce dernier.
Qu’est-ce qu’un achat? Qui peut être considéré comme acheteur?
L’un des problèmes avec l'achat est que de nombreux acteurs ne se reconnaissent pas eux-mêmes comme acheteurs. Ce manque de conscience est en fait l'une des principales causes de la situation désordonnée qui règne dans de nombreux systèmes de santé. Il ne fait aucun doute que des éclaircissements conceptuels pourraient aider.
L'achat peut être défini comme l'acte par un agent économique de fournir des ressources à un autre agent économique afin d'obtenir en échange une valeur spécifique de ce dernier; dans le secteur de la santé, cette valeur sera liée, directement ou indirectement, à une contribution à une bonne santé. Tout agent économique qui fournit des ressources dans l'intention d'obtenir une certaine valeur de la santé peut donc être considéré comme un acheteur.
Quatre remarques à la lumière de cette définition - volontairement large - de l'achat:
Premièrement, j'ai délibérément opté pour le concept large d’agent économique qui s'applique tant aux individus qu’aux organisations. Nous proposons de ne pas avoir une compréhension trop restrictive/juridique des limites de la catégorie 'organisation'. Dans le secteur de la santé de certains pays, l'État a tendance à être partout; dans notre compréhension, le département central du Ministère de la Santé et le centre public de santé sont deux agents économiques distincts. Ce qui importe, c'est qu'il existe une certaine autonomie de fait des deux côtés. Un programme vertical fournissant des médicaments, du matériel, de la formation et des outils de gestion aux districts sanitaires et aux centres de santé est aussi un acheteur. Une ONG qui conduit un projet fournissant des ressources aux centres de santé et leur demande en échange de faire rapport sur l'utilisation de ces ressources est, volontairement ou non, un acheteur. Un patient qui paie une consultation est également un acheteur.
Deuxièmement, notre définition est également large en termes des ressources utilisées. L'achat ne nécessite pas de paiement en espèces. Le paiement des salaires du personnel travaillant dans le centre de santé, la fourniture de médicaments au centre de santé ou le paiement d'un forfait sont tout simplement des modalités d'achat différentes.
Troisièmement, nous proposons également une large compréhension de la notion de transaction entre les deux parties. Nous reconnaissons qu'il en existe tout un spectre, du cadeau anonyme non sollicité à un accord commercial négocié, mais toute interaction qui crée une obligation pour le producteur de bonne santé équivaut à une situation d'achat, selon notre définition.
Quatrièmement, notre définition va au-delà des achats réalisés à des établissements de santé. On peut acheter à chauffeurs de taxi (par exemple dans un programme de vouchers) et même à des usagers (lorsqu'un programme de transfert conditionnel paie les fumeurs pour arrêter de fumer). Ce qui importe, c'est leur capacité plausible à (co)produire (une) bonne santé.
Donc, selon ce point de vue, la plupart des systèmes de santé compte de nombreux acheteurs. Mais tous ne sont pas des acheteurs 'stratégiques'.
Comment les achats d'un acteur peuvent-ils être plus stratégiques?
Tout acheteur entre en relation avec le prestataire afin de générer de la valeur, soit pour ses propres promoteurs, soit pour un groupe bénéficiaire, soit pour lui-même. Être stratégique quant à son achat exige d’être ‘obsédé’ (même si ce terme est clairement exagéré) par ce problème de création de valeur: vous utilisez de manière optimale les différents instruments sous votre contrôle pour vous assurer que les prestataires génèrent une valeur maximale.
La principale préoccupation de l'acheteur est d'aligner les prestataires sur la livraison de la valeur souhaitée. L'acheteur réalisera cela en transférant, de manière intelligente, des ressources sous son contrôle à ceux qui sont en mesure de fournir cette valeur; idéalement, le transfert intelligent se produit à travers un ensemble de 4+1 actions: (1) l'identification du meilleur rapport qualité/prix pour les ressources disponibles; (2) la sélection des prestataires les plus appropriés; (3) la conception de contrats intelligents; (4) l'application efficace des contrats. Chacun de ces quatre ensembles d'action est activé par un cinquième: la capacité de recueillir des données et de les convertir, par apprentissage, en informations, en connaissances et en décisions significatives.
C'est la capacité à réaliser ces cinq séries d'actions de la meilleure façon qui détermine le degré stratégique d’un achat. Examinons chacune d'elles.
1. Identification du meilleur rapport qualité/prix: Un acheteur peut être plus stratégique en investissant dans une meilleure évaluation des besoins et des demandes de ses bénéficiaires - Qu’est-ce qui est vraiment utile pour eux? Cela nécessite une bonne connaissance des besoins de la population (charge des maladies) et des préférences (par consultation); À Genève, nous avons entendu parler de la pratique en Thaïlande. La clarification de la valeur que l'on peut créer passe aussi par ce qu'on appelle aujourd'hui l’Évaluation des Technologies de la Santé (ETS): l'examen des solutions existantes (médicaments, diagnostics, technologie, interventions ...), l'évaluation de leur acceptabilité, leur rapport coût-efficacité et leur accessibilité, en fonction des ressources disponibles. Cette information est essentielle pour déterminer le contenu de l’ensemble des prestations (le paquet de bénéfices), à savoir l'ensemble des biens et des services, y compris les conditions d'accès, à fournir au groupe bénéficiaire. À Genève, toute une session a été consacrée à ce point.
2. Sélection des bons prestataires: L’ensemble des prestations sera livré par des fournisseurs spécifiques; des considérations telles que leur profil, leur capacité technique, leur localisation etc., sont importantes pour tout acheteur visant à l'efficacité, à la rentabilité et à l'équité. Pour certains besoins, être stratégique revient à être créatif en optant pour toute une chaîne de prestataires, y compris certains contribuant aux fonctions auxiliaires (par exemple, un programme de coupons (vouchers) pourra acheter auprès de travailleurs communautaires, chauffeurs de taxi et établissements de santé). Dans chaque catégorie, une sélection doit toujours être faite - certains établissements de santé peuvent ne pas avoir les normes nécessaires pour fournir la qualité de soins attendue. Un acheteur agissant de manière stratégique recueille suffisamment d'informations sur les fournisseurs pour éclairer son choix quant à l'enregistrement des prestataires, leur accréditation etc. Il établit également une certaine concurrence entre les prestataires, afin de pousser la qualité vers le haut et le prix vers le bas.
3. Élaboration de contrats intelligents: La plupart du temps, un acheteur a une certaine marge de manœuvre pour définir l'entente contractuelle avec les prestataires. Être stratégique consiste ici à recueillir des informations pour définir le meilleur contrat. L'acheteur doit pouvoir répondre à des questions telles que: Combien les fournisseurs devraient-ils être payés pour fournir un service spécifique? Quel mode de paiement du prestataire et, plus généralement, quels incitatifs sont les plus appropriés pour obtenir les meilleurs services de la part du prestataire (en termes de dévouement, d'innovation, de contrôle des coûts …)? Les contrats sont des arrangements institutionnels assez flexibles. Un acheteur peut également être stratégique en utilisant l'information issue des cycles contractuels précédents (voir le point suivant) pour réviser le prochain contrat. Il peut miser sur les nouvelles technologies pour mesurer les performances avec encore plus de précision et élaborer de nouveaux termes contractuels.
4. Exécution efficace des contrats: Un acheteur dispose de moyens pour faire respecter les contrats. Les prestataires ont-ils livré les biens et services attendus? Comment se sont-ils adaptés aux incitations des contrats antérieurs? Ont-ils contourné le système? Une sanction (y compris le non-renouvellement du contrat) doit-elle être prise? Répondre à ces questions nécessite un investissement dans un système régulier d’information, de suivi et d’évaluation, de vérification des prestataires, etc. Cette information est essentielle pour l'action de l’acheteur lui-même: en fait, ses propres obligations contractuelles vis-à-vis du fournisseur (par exemple, le paiement) dépendent de la conformité des prestations de ce dernier quant à sa partie du contrat. Un acheteur peut également être stratégique en s'imposant les règles qu'il applique aux autres, par exemple en faisant rapport de ses performances à divers parties prenantes. Cette responsabilité crée en effet une confiance collective dans le système d'achat et la capacité de l'acheteur (1).
+1. Apprentissage: Nous voyons que le traitement de l'information est vraiment au cœur de la relation en matière d’achat stratégique: rien n'est donné - l'apprentissage doit être permanent et l'achat est adapté en conséquence. Nous avons tenté de saisir ce rôle transversal dans notre illustration (voir ci-dessus).
Être stratégique a un prix
Tous les acheteurs sont évidemment libres d’adhérer à l’achat stratégique, c'est-à-dire d'investir dans ces ensembles de '4 + 1' actions. Pourtant, l'exécution de ces actions nécessite également des ressources. L'efficacité imposera donc un investissement variable dans la capacité d’achat stratégique.
Pour les individus, l'investissement dans cet ensemble de 4 + 1 actions sera très limité. Tout d'abord, les soins de santé sont ce que les économistes appellent un bien d’expérience et parfois même un bien de confiance. L'acquisition de connaissances sur le bien ou le service (ou le fournisseur de ceux-ci) provient d'expériences accumulées. Une personne atteinte d'une maladie chronique peut développer une expérience suffisante pour juger son prestataire de soins, mais il ne subit qu'une fois une appendicectomie (le cas échéant). Deuxièmement, l'information nécessaire est très technique, c'est pourquoi nous consultons des médecins, parfois très spécialisés. Ainsi, les gens rassembleront des informations sur leur problème de santé, des solutions thérapeutiques possibles (par exemple sur Internet) et des fournisseurs possibles (par des parents, sur internet...). Mais leur effort s’arrêtera là la plupart du temps.
La perspective d'une agence d'assurance-maladie ou d'un programme vertical est tout à fait différente. Plus le groupe de patients de l'assurance est large, plus l'ensemble des expériences de maladies documentables est important. Il existe également des rendements à l'échelle évidents pour la collecte de l'information concernant la charge des maladies et le développement de la capacité technique dans l'analyse 'coût-efficacité'. C'est également le cas pour sélectionner les prestataires, concevoir des contrats intelligents et mettre en œuvre un suivi de routine. La question de savoir dans quelle mesure il faut être stratégique s'applique donc principalement aux organisations telles que le ministère de la santé (et ses divers programmes), les fonds d'assurance-maladie et les organismes d'aide (le cas échéant).
Être davantage stratégique est désormais possible
Ces programmes et ces agences sont-ils à la hauteur de leur potentiel? Achètent-ils vraiment de manière stratégique? Pour répondre à cette question, il faut vérifier, au cas par cas, leurs efforts de renseignement dans le cadre des actions ‘4 + 1’. Les acteurs qui font la promotion de l'agenda de l’achat stratégique comme l'OMS et les CoP pensent évidemment que de nombreux acheteurs pourraient être beaucoup plus stratégiques dans leurs achats.
À mon avis, ce constat ne résulte pas simplement d'une prise de conscience soudaine que, dans notre plaidoyer (mondial et national) de CSU, nous aurions négligé la troisième fonction du financement de la santé. Ce constat s'inspire également de tendances beaucoup plus profondes, qui se rapportent aux connaissances théoriques accumulées à partir de la théorie des contrats, à des expériences récentes avec de nouvelles méthodes de paiement des fournisseurs, à de nouvelles connaissances de l'économie du comportement et, plus fondamentalement, à des changements énormes que nos systèmes de santé traversent en termes de données et de technologies de l'information. Les développements technologiques sont peut-être même la principale raison, pour les acheteurs avec une masse critique suffisante (ministères de la santé, les fonds d'assurance-maladie…), d’investir dans les 4 + 1 actions: grâce à la révolution numérique, les nouvelles possibilités de gagner en efficacité sont énormes.
Conclusion
Dans ce premier article de blog, nous avons essayé d'identifier ce que chaque acheteur pourrait et devrait faire pour s'engager dans des achats plus ‘stratégiques’. Nous avons proposé une vision de l’achat stratégique en un ensemble de ‘4 + 1’ actions pour chaque acheteur. Cependant, l'effort individuel de chaque acheteur peut également nuire à l’ensemble. Chaque système de santé a besoin d'une direction générale et d'une forte cohérence. Cela nous oblige à examiner la gouvernance générale des achats stratégiques. Cette question fera l’objet d’un autre article de blog. Restez à l’affut!
- Dans cet article de blog, nous nous sommes concentrés sur la relation entre l'acheteur et le fournisseur. Il est important de garder à l'esprit qu'un acheteur ne fonctionne pas isolément. Tout d'abord, un acheteur stratégique agit généralement comme agent (d’investisseurs, de membres, de contributeurs...): il devra dès lors être en mesure de mesurer sa propre performance. Deuxièmement, l'acheteur stratégique doit également rendre compte au plus large spectre d’acteurs constituant le système de santé (cela sera développé dans notre deuxième blog). Troisièmement, très probablement, l'exécution de l'ensemble de l'entente contractuelle établie par l'acheteur dépendra également des comportements des utilisateurs - à ce titre, communiquer clairement avec eux sur leurs droits et leurs obligations sera également essentiel.
Crédits:
L'illustration de cet article de blog est basé d'un film de présentation du système FBR et du logiciel Open RBF. Je remercie également Inke Mathauer et Fahdi Dkhimi pour leurs commentaires sur la version préliminaire de cet article.