Il est temps d’acter le fait que les arrangements institutionnels et les incitants qu’ils établissent sont déterminants dans la performance des systèmes de santé aussi dans les pays pauvres. Grâce au développement des systèmes d’assurance et du FBP, la prise de conscience est en train de se faire en Afrique. Dans ce blog, Bruno Meessen met en exergue la contribution spécifique du FBP.
Récemment, j’ai publié sur ce blog un texte rappelant à tous que l’Afrique est aussi une terre d’enjeux politiques. J’y partageais l’avis que les économistes de la santé actifs sur le continent négligent trop souvent cette dimension.
Très régulièrement, je m’étonne d’une bizarrerie qui me paraît encore plus frappante. A lire certains auteurs, à entendre certains commentateurs, à parler avec certains pairs scientifiques – permettez-moi de ne pas mettre des weblinks à ces trois niveaux !, il serait possible de concevoir des politiques de santé en Afrique (et dans les pays à faible revenu, car la littérature et les propositions sont assez homogènes) sans prendre en compte les incitants instaurés par les arrangements institutionnels et les contrats qui sous-tendent ces politiques.(1) La vision ce ces experts n’est pas marginale : elle a dominé la pensée sur les systèmes de santé pendant des décennies et reste encore le mode de pensée de nombreux acteurs engagés dans le renforcement des systèmes de santé en Afrique.
La problématique des incitants (en particulier pour les prestataires de soins) occupe pourtant un grand nombre de spécialistes des systèmes de santé partout ailleurs dans le monde. Les systèmes de santé des pays ‘riches’ ont, ces dernières décennies, eu ‘droit’ à des réformes profondes de leurs arrangements institutionnels, des structures de gouvernance et des mécanismes de paiement des prestataires en particulier. Le mouvement est aussi très net dans les pays à revenu intermédiaires, notamment du côté des pays anciennement socialistes.
J’étais, il y a deux semaines, à une réunion sur les modes de paiement des prestataires de soins organisée par le « Joint Learning Network for Universal Health Coverage ». Nous y avons entendu des présentations fascinantes, notamment sur la Kirghizie et l’Estonie… et partagé bien entendu l’analyse que le mode de rémunération des prestataires va être un enjeu-clé dans la progression vers la couverture universelle dans tous les pays du monde.
Une question trop peu traitée par les chercheurs et agences internationales actifs en Afrique
A contrario, je fais le pari que quiconque prendrait la peine de passer en revue la littérature produite sur les systèmes de santé des pays pauvres, même celle produite par les économistes trouverait bien peu de travaux empiriques et d’écrits traitant explicitement la problématique des arrangements institutionnels structurant les systèmes de santé, sur les incitants qu’ils établissent ou même pour être plus spécifique, sur les mécanismes de paiement des prestataires.(2) Ces vingt dernières années, ce sont d’autres sujets – comme l’accès financier pour ce qui concerne les économistes – qui ont mobilisé l’essentiel de l’attention.
On pourrait gloser sur le peu d’attention des chercheurs sur cet aspect. De facto, ils font ainsi l’impasse sur les nombreuses leçons produites par les différents courants des sciences économiques qui, ces dernières décennies, ont pris les arrangements institutionnels comme déterminants fondamentaux de l’efficience dans les interactions humaines.(3)
Sur le plan politique, ce déficit d’attention n’est pas neutre. La recommandation implicitement faite aux pays africains est qu’ils peuvent continuer leur périple vers la couverture universelle avec le modèle en place : un service de santé national (« national health service ») caractérisé par un Etat assumant tous les rôles : celui du propriétaire, d’employeur, de fournisseur, d’acheteur, de régulateur, d’administrateur… Un système où les structures de santé ont le statut d’administration et reçoivent leurs ressources sous forme de lignes budgétaires ou même en nature. C’est ce statu quo que la dynamique FBP conteste.
La contribution du FBP
Le FBP a des défauts. Il bénéficie sans doute d’un effet d’engouement, et profite en effet d’un vent favorable en ce qui concerne les ressources des bailleurs de fonds. Probablement le modèle est perfectible, et certainement faudra-t-il le revoir au fur et à mesure que les défis sanitaires changent et que les acteurs du système s’adaptent et que les effets pervers s’accentuent. C’est le vécu de tout système de santé moderne.
Mais Le FBP a déjà eu au moins un grand mérite : celui d’avoir mis la question des incitants au centre de la réflexion sur les systèmes de santé africains.(4) Ceci s’est déjà traduit par la mise en exergue de certains enjeux négligés précédemment – comme la possible pertinence de mieux séparer les fonctions dans un système de santé, par un renouvellement de la réflexion sur certaines questions délaissées (la décentralisation et l’autonomie des structures de santé par exemple) et par une forte impulsion à la réflexion sur les modes de paiement des prestataires de soins. Cela est manifeste dans les premiers travaux sur les expériences pilotes, dans les travaux plus récents produits par les membres de la CoP, mais aussi presque quotidiennement sur le groupe de discussion en ligne de la CoP FBP.(5)
Une mode ou… la pomme de Newton?
L’enjeu pour les systèmes de santé africains, n’est sans doute pas « FBP » ou pas. Le vrai enjeu, c’est apprendre à regarder les systèmes de santé comme des arrangements institutionnels complexes qui établissent des incitants pour les différentes parties prenantes de ces systèmes; c’est acter que lorsque ces incitants sont non alignés sur les objectifs de ces systèmes de santé, ils sont sujets à modification.
Adopter ce nouveau regard, c’est reconnaître que la question des incitants s’impose à l’homme dans son rapport à ses semblables, un peu comme la gravité terrestre s’impose à lui dans son rapport aux choses. On raconte que Newton conçut sa théorie de la gravité après avoir reçu une pomme sur la tête. Il semble bien qu’une pomme soit tombée sur les systèmes de santé africains…
Notes :
(1) Attention, incitant ne veut pas nécessairement dire “prime » ou « gain financier”. Un incitant est un gain en termes de bien-être que l’on peut s’approprier en adoptant un comportement instrumental donné. L’étudiant en théologie a un incitant à réussir ses examens : grâce à son diplôme, il s’ouvre d’autres opportunités de carrière et d’épanouissement personnel dans l’exercice de son sacerdoce à l’intérieur de l’Eglise.
(2) Bien entendu, d’une façon ou l’autre, la question des incitants sera sous-jacente à de nombreuses problématiques. Nous recommandons à ce que ces enjeux soient bien plus explicites. Certains chercheurs actifs en Afrique se sont attelés à ce défi ; je pense par exemple aux travaux de Kenneth Leonard ou Natasha Palmer.
(3) La liste des économistes actifs dans le domaine est longue, mais si on s’en tient aux lauréats du « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel », avec Herbert Simon, Ronald Coase, Douglass North, Georges Akerlof, Michael Spence, Joseph Stiglitz, Elinor Ostrom et Oliver Williamson - on couvre assez bien le spectre des courants et des propositions.
(4) Soyons de bon compte. L’autre dynamique qui a mis le projecteur sur la problématique des incitants est celle des assurances de santé. Mais jusqu’à présent la discussion avait été surtout cantonnée sur le montage institutionnel pour la mise en commun des risques (cf la littérature sur les mutuelles) et en ce qui concerne le mode de paiement, sur les qualités relatives du paiement par capitation versus le paiement à l’acte.
(5) La discussion d'il y a deux dernières semaines portait sur comment rémunérer des prestataires délivrant des services aux enfants malnutris ou aux malades chroniques. Elle a impliqué notamment des experts basés dans les pays suivants : Pays-Bas, Congo, Etats-Unis, Tchad, République Centre Afrique, Belgique, Cameroun, Cambodge et Rwanda.