Vous êtes expert en santé internationale et vous vous méfiez de la stratégie des agents de santé communautaire, détestez le financement basé sur la performance et ne croyez plus en la participation communautaire ? Tappez sur la touche « Rwanda » pour une mise à jour !
En août 2013, lors d’une visite au Burundi, j’avais eu l’occasion de découvrir une expérience-pilote de FBP communautaire. Cette expérience menée par l’ONG IADH avait vaincu les réticences que j’avais jusqu’alors, sans doute comme beaucoup d’autres, vis-à-vis de la stratégie des agents de santé communautaire. Je savais que cette stratégie de FBP communautaire était déjà mis en œuvre à l’échelle de l’ensemble du pays dans le pays voisin, le Rwanda. J’ai profité d’une récente sollicitation dans le cadre du « Integrated Health System Strengthening Project » du gouvernement du Rwanda et du gouvernement américain (mise en œuvre par Management Sciences for Health) pour en savoir plus. Ma conviction en sort renforcée : nous sommes face à une avancée pleine de promesses.
L’expérience du Rwanda en matière de FBP Communautaire s’est faite en deux temps. La 1° expérience – dès 2006 – s'est faite sur financement public. Elle a joué à fond le jeu de la décentralisation : le gouvernement central avait fait passer les budgets à destination des agents de santé communautaires par les autorités locales (le district administratif). Cette approche – G2G (« government to government ») a, dans sa phase initiale, été un échec relatif. Comme me l’a rappelé le Dr Claude Sekabaraga, que j’ai retrouvé à Kigali, l’argent n’atteignait pas les bénéficiaires et était parfois utilisé par les structures administratives décentralisées pour financer d’autres activités (infrastructure…) qui leur semblaient plus prioritaires. La 2° expérience -à partir de 2009 - s'est faite sur financement du Fond Mondial de la Lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme. A cause des règles imposées par le bailleur, les fonds à destination des agents de santé communautaires ont alors transité, non par le district administratif, mais par les centres de santé.(1)
L'originalité de l'expérience rwandaise réside dans l'organisation des agents de santé communautaires (ASC). Le Ministère de la Santé a opté pour la mise en place de coopératives d'ASC. Cathy Mugeni, qui conduit, depuis le début, le programme au Ministère de la Santé à Kigali, nous a expliqué que ce choix était entre autre dû au contexte politique national : la coopérative des ASC est une formule institutionnelle qui permet plus facilement l’activité économique en plus du soutien aux activités de santé communautaire de routine – elle était plus conforme à l’objectif du pays de progresser vers une moins grande dépendance vis-à-vis de l’aide extérieure pour le financement de son secteur santé.
J’étais bien sûr curieux de découvrir la stratégie sur le terrain. Par chance, mon séjour au Rwanda coïncidait avec celui d’une délégation du Ministère de la santé de Lesotho. J’ai donc pu me joindre à celle-ci lors de la visite au centre de santé de Gikomero.(2)
Leçons
Les agents de santé communautaire doivent désormais être reconnus comme une composante à part entière du système de santé. Je dis « désormais » car ce n’était pas gagné d’avance : la stratégie des ASC a longtemps pêché par son morcellement (chaque programme vertical entretenant ses propres ASC) ; elle a aussi été soupçonnée de faire le lit d’apprentis-docteurs, incontrôlables une fois dotés de médicaments. Je ne peux pas me prononcer pour chaque contexte, mais ce que j’ai vu au Rwanda, ce qu’on m’ont dit différents informateurs et ce que j’ai lu par ailleurs m’a convaincu: ignorer les ASC, c’est se priver d’un vrai accélérateur pour de nombreux objectifs sanitaires qui nous sont chers, en particulier ceux repris sous les OMD 4, 5 et 6. Le Dr Michel Gasana, Directeur national du programme national de lutte contre la tuberculose, m’a ainsi expliqué que les ASC jouaient désormais un rôle-clé dans l’identification et le référencement des personnes suspectées d’être infectées par la tuberculose. Ils jouent aussi un rôle dans l’administration du traitement (DOTS). A Gikomero, les ASC nous ont présenté leurs nombreuses activités, notamment :la prise en charge intégrée des maladies de l’enfant (fièvre, diarrhée et pneumonie) au niveau communautaire, la promotion de l’utilisation des services de planification familiale, la fourniture de méthodes contraceptives et des médicaments de prise en charge de la tuberculose, la communication pour le changement et le programme de nutrition à base communautaire) : toutes des interventions à haut impact. On a aussi pu apprécier la qualité de leurs différents outils.
Comme beaucoup d’experts « système de santé », mon attention ces dernières années a été orientée vers les formations sanitaires. Notre premier souci était de les renforcer pour qu’elles puissent prester leurs paquets d’activité. Ce qui m’a frappé à Gikomero c’est la très grande intégration qui existe entre les activités des ASC et celles du centre de santé. Si les ASC prestent certains services (ex : traitement de la diarrhée par SRO-Zinc, traitement de la pneumonie, traitement du paludisme et suivi nutritionnel de l’enfant malade), une bonne part de leur contribution passe par la promotion de l’utilisation du centre de santé (ils sont aussi en contact permanent avec le centre de santé et le Ministère de la Santé grâce à des téléphones mobiles qui permettent de mener des interventions rapides pour sauver des vies au niveau communautaire). L’avantage-clé de l’ASC c’est qu’il réside dans les villages. Il bénéficie de la confiance de la communauté et est ainsi accueilli dans chaque foyer. Plus tard, le même jour, nous avons visité, dans un autre district, l’hôpital de Rutongo. Dans la salle de pédiatrie, nous avons pu interviewer une maman d’un enfant avec un kwashiorkor. Elle nous a raconté son parcours : son observation d’un changement de comportement de son bébé, une prise de contact avec son ASC, la décision d’aller ensemble au centre de santé (en dépit que les mesures anthropométriques étaient dans le ‘vert’) et après diagnostic d’une malnutrition aiguë par le centre de santé, la référence immédiate à l’hôpital (avec recours à l’ambulance).
Une des grandes forces de l’expérience de Makamba au Burundi et de celle du Rwanda, c’est la mise en place d’une entité commune à tous les ASC d’un même centre de santé. D’une part, cela évacue le problème antérieur de la fragmentation des stratégies recourant aux ASC (chaque programme ayant les siens). Cela facilite aussi grandement la coordination avec le centre de santé ; ça permet par exemple des passages à l’échelle d’une stratégie de façon plus rapide. Plus fondamentalement, l’existence d’une entité autogérée permet de passer d’un modèle où l’ASC est strictement instrumental (comme relais des programmes) à un modèle mobilisant réellement la décision collective – ce qui à mon sens, est le vrai enjeu de l’action communautaire.
Pour ce faire, il fallait créer un enjeu pour la décision collective. Notre hypothèse est que le FBP communautaire, par son injection de fonds dans ces entités autogérées génère cet enjeu. Car si le FBP communautaire prévoit que l’entité commune devra rémunérer chaque ASC pour sa contribution individuelle, le paiement par le Ministère de la Santé est suffisamment élevé pour que le groupe puisse mettre une partie des revenus de côté. Avec cet argent, des décisions d’investissements peuvent être prises.
A Gikomero, Mme Concessa Kiberinka, ASC et comptable de la coopérative des ASC, nous a présenté les différentes activités économiques que la coopérative menait : un élevage de cochons, une bananeraie, des investissements immobiliers… Elle a aussi partagé avec nous leur projet futur : construire une unité de production de viande de porc ! Dans les écoles de gestion, on appelle cela progresser le long de la chaîne de valeur…
Je lui ai demandé s’il n’y avait pas un risque que le succès économique de la coopérative corrompe le projet, dont la 1° finalité était sanitaire. On pourrait imaginer par exemple que les candidats au poste d’ASC dans le futur soient des ‘opportunistes’ surtout intéressés par le gain économique. Elle m’a expliqué que chaque village choisissait, démocratiquement, son ASC et que les critères qui comptaient étaient le dévouement pour le village, l’intégrité, l’aptitude à gagner la confiance pour visiter les foyers… (3) C’est difficile à décrire, mais durant la réunion avec les ASC, toutes ces valeurs émanaient des ASC qui ont pris la parole.
Emergence d’un modèle
Voilà donc, un modèle extrêmement bien pensé et structuré qui émerge : des ASC, sélectionnés démocratiquement par la communauté, formés à un paquet d’interventions efficaces, travaillant en coordination et sous supervision du centre de santé, organisés localement en une coopérative, elle-même rémunérée par un FBP et encouragée à lancer des activités économiques, le tout dans un contexte de forte mobilisation politique.
On peut prédire que les données de la prochaine Enquête Démographie et Santé (2015) refléteront l’impact sanitaire de cette stratégie globale. Certains se poseront la question de quel aura été le composant le plus déterminant. La Dr Ina Kalisa Rukundo (Ecole de Santé Publique de Kigali), qui coordonne une étude d’impact sur le FBP communautaire financée par la Banque Mondiale m’a répondu : « Entre l’étude de base et l’étude finale, trois ans se seront écoulés. Au Rwanda, tout va très vite. Il y a eu une forte mobilisation des autorités nationales et locales en faveur des ASC. C’est aussi un petit pays et les bonnes idées sont vites partagées. Notre étude essaie d’isoler l’effet du FBP, mais ne serions pas surpris si au final, l’analyse finale révèle que les différentes branches de l’étude ont des résultats similaires ». Il est également probable que les nombreux effets bénéfiques connexes de cette politique (notamment en termes de gouvernance et d’impact économique) ne seront jamais bien identifiés. C’est le lot des sociétés en transformation rapide.
Une vision renouvelée
On doit bien sûr être prudent avec l’extrapolation des expériences du Rwanda et du Burundi. Des facteurs comme la forte densité des populations, la démocratie au niveau du village ou encore la grande implication des femmes dans l’action collective pourraient être des éléments plus difficiles à retrouver dans d’autres contextes. Il est aussi possible que plus que le ‘quoi’ faire, c’est le ‘comment’ faire qui compte. C’est par l’expérimentation ailleurs que nous le saurons.
Cela indique une leçon plus générale, certainement valide pour le monde académique engagé en santé internationale : il est grand temps de revoir certains de nos dogmes et catégories mentales. Nous vivons dans un monde désormais en changement permanent. Ce qui était inimaginable hier est peut-être envisageable demain… et déjà en œuvre aujourd’hui au Rwanda! En santé publique, beaucoup trop de nos prescrits sont basés sur une lecture statique, ou pire datée, des sociétés. Comme enseignants, nous devons avoir l’humilité de reconnaître que notre enseignement est façonné par nos propres expériences passées et déterminé par des cadres d’analyse peut-être conceptuellement élégants, mais en décalage avec la réalité.
Notes :
(1) Les deux systèmes co-existent encore actuellement. Jusqu'à récemment les fonds publics arrivant au niveau du district administratif étaient utilisés par ce dernier pour couvrir les coûts que l'action communautaire entraînait à son niveau (supervision, réunions...). Suite à une forte réduction du financement du Fond Mondial, les financements publics vont désormais également servir à rémunérer (à la performance) les activités des ASC.
(2) Merci à Health Development Performance et à l’Ecole de Santé Publique de Kigali pour nous avoir accepté comme participant à cette visite !
(3) Les coopératives comptent 2/3 de femmes ; comme homme, je vois là une décision très sage (du reste, peu surprenante au Rwanda).