Dans le cadre de notre série sur les 25 ans de l'Initiative de Bamako, Jean-Benoît Falisse interviewe le Docteur Canut Nkuzimana, membre de la CoP Financement Basé sur la Performance depuis sa création. Canut a travaillé au Ministère de la Santé du Burundi à la fin des années 1990 avant de rejoindre Cordaid. Il a eu l’occasion de participer à la mise en place des premiers comités de santé (COSA) du Burundi, au développement du financement basé sur la performance (FBP) dans le pays et plus récemment à celui du « FBP communautaire ». Il nous parle de ses expériences.
Jean-Benoît Falisse: Vous avez eu l'occasion de mettre en place des comités de santé dans le sud du Burundi pour le compte de Memisa (futur Cordaid). Comment cela s'est-il passé?
Canut Nkuzimana: En février 2002, quand Memisa me recrute pour piloter son projet de soins de santé primaire à Makamba, la région était encore une zone de guerre. Plus de 40% de la population de la province vivait dans des sites de déplacés intérieurs. Ces sites -des lieux de misère, de maladie et d’abus de toutes sortes- étaient situés autour des centres de santé et des écoles. Certaines de ces institutions avaient d’ailleurs cessé de fonctionner pour n’être plus que des abris pour déplacés de guerre. Dans les centres de santé qui fonctionnaient encore, la gestion était calamiteuse; le staff qualifié avait bien souvent déserté et le personnel gérait le centre comme il l’entendait. Il n’y avait aucun suivi. Mon projet cherchait à relancer les activités dans les centres de santé où la situation le permettait et à mettre en place des postes de soins dans certains sites pour permettre à la population d'avoir un paquet réduit de services: vaccination, planification familiale, services curatifs.
A l’époque, l’OMS et le Ministère de la Santé avaient commencé à promouvoir l'idée d'organiser la population pour qu'elle soit co-gestionnaire des services de santé et le contexte de Makamba nous a fait passer à l’action. La population devait co-gérer l’aide qu’elle recevait. Pour y arriver, des activités de sensibilisation ont été réalisées à l’endroit de l'autorité administrative (pertinence de l'action), de la population (importance de la gestion et de la redevabilité) et du personnel des centres de santé (nécessité de collaborer avec la population). Après ces séances, nous avons organisé, avec l'administration communale et le secteur de santé (district sanitaire: encore secteur de santé dans le temps), une assemblée générale par aire de santé. La population y recevait une explication préalable sur la nature, la mission, la composition et les obligations des COSA avant de l’élire.
Le principe était que chaque colline de l'aire de santé élise elle-même deux personnes (un homme et une femme, de deux flancs différents de la colline) dites intègres, dévouées à leur cause, et qui manifestent la volonté d'être élus pour les représenter au sein du COSA. Une fois les membres élus, ceux-ci mettaient en place un bureau exécutif. Les élections étaient suivies de formations et d’un long processus de suivi. La population était fière de participer à la gestion des centres de santé et cela a été un point de départ pour organiser une participation communautaire effective.
Comment cela a-t-il évolué ?
En 2002, la stratégie de comité de santé est devenue plus évidente et plus facile à mettre en place car (1) la population vivait dans les sites de déplacés et était donc plus facile à réunir, (2) la situation de crise rendait la population particulièrement sensible aux questions de santé et (3) en tant que « bailleur » nous étions plus écoutés par les formations sanitaires et la population. La stratégie communautaire nous permettait aussi de rassembler et de travailler sur la polyvalence et l’intégration des différents agents de santé communautaires qui travaillaient jusque-là en solo, sans financement, et qui n'étaient utilisés que ponctuellement en période d'épidémie. Enfin, en tant que structures de dialogue communautaire, les COSA nous aidaient dans l’identification et le suivi de la prise en charge des personnes vulnérables (indigents) par les centres de santé et les hôpitaux de première référence.
Dès 2006, la gratuité des soins de santé pour les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans a été mise en place au Burundi. Différentes initiatives de financement basé sur la performance ont également été mises en place à ce moment. Quelle a été la place de la participation communautaire là-dedans?
Sur la gratuité d’abord, le rôle du comité de santé est d'éclairer ces aspects de santé maternelle et infantile et d'informer la population des directives du ministère de santé. C'est le comité de santé qui doit expliquer aux ménages qu'il faut enregistrer les naissances et qu'il faut avoir des documents à présenter au niveau de la structure de santé. Le COSA permet un meilleur suivi, de voir si le système est équitable, si tous sont couverts; il défend les droits du bénéficiaire dans l'aire de santé.
Au niveau du FBP, l’interaction communautaire se fait à trois niveaux. D’abord le COSA est co-gestionnaire et participe à l'élaboration du plan d'action du centre de santé, lequel est l'outil de négociation du contrat. Ensuite, il y a la mise en place d’un système de contractualisation des agents de santé communautaire. Enfin, le système FBP va contracter des associations locales pour participer à l’audit des formations sanitaires (évaluation communautaire).
Aujourd'hui, on parle au Burundi de FBP communautaire, est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que c'est?
A l'instar du FBP dit ‘clinique’ qui subventionne les services prestés par les formations sanitaires, le FBP communautaire subventionne les résultats des agents de santé communautaires organisés. Les activités de ces agents se font sur 3 aspects: la sensibilisation de la population pour l'utilisation des services; la récupération des abandons (vaccination, tuberculose, ARV, etc.) et l'offre de services par les distributions (moustiquaires, méthodes contraceptives, etc.) (voir tableau ci-dessous, taux de change: 1 $ = 1530 FBU).
Paquet | Indicateur | Tarif (FBU) |
Référence communautaire | Client Conseil et Dépistage Volontaire (CDV) référé | 500 |
Cas de fièvre référé | 100 | |
Cas de malnutrition dépisté et référé | 500 | |
Femme enceinte référée pour accouchement | 1 500 | |
Client Planification Familiale (PF) référé | 700 | |
Femme enceinte référée pour Consultation Prénatale (CPN) | 200 | |
Mère référée pour Consultation Postnatale (CPoN) | 200 | |
Recherche d’abandons | Cas traitement Antirétroviral (ARV) perdu de vu récupéré | 13 000 |
Cas Prévention de la Transmission Mère-Enfant (PTME) perdu de vu récupéré | 13 000 | |
Cas d'abandon du Programme Elargi de Vaccination (PEV) récupéré | 800 | |
Tuberculose | Suspect confirmé par le Centre de Dépistage et de Traitement (CDT) | 1 000 |
Suspect confirmé et positif | 3 000 | |
Examen de contrôle (C2, C5, C6, C8) | 500 | |
Approvisionnement en médicaments antituberculeux (par mois) | 1 000 | |
Tuberculeux déclaré guéri | 5 000 | |
Malade accompagné au CDT pour effets secondaires des antituberculeux | 2 000 | |
Sensibilisation | Visites à domicile (10 par mois max.) | 8 000 |
Séances de sensibilisation (10 par mois max.) | 4 000 |
Tout cela va dans le sens de la politique de santé communautaire nouvellement élaborée par le ministère de la santé. Le centre de santé, en tant que structure de premier contact, n'était pas en mesure de fournir tous les services à la population et il fallait donc déléguer un certain nombre d'activités aux agents de santé communautaires.
Cela ne demande pas tellement de formation et l'agent de santé communautaire peut aussi être mis à contribution pour d’autres choses et décharger ainsi le centre de santé. Il peut par exemple donner l'information sur l'évolution des cas (par exemple dans le suivi du traitement de la tuberculose à la deuxième phase) et, dans certains cas, aussi contribuer à la référence en cas de complications.
Certains voient l'utilisation d'agents communautaires payés (le modèle FBP communautaire en quelques sortes) comme une forme réduite de participation communautaire où les agents sont en quelques sortes "instrumentalisés"? Qu'en pensez-vous?
J'ai un avis contraire. Il faut partir du contexte et de la mission que l'on veut confier aux acteurs communautaires. Dans un contexte de crise identitaire et économique, certaines questions d'éthiques doivent être abordées de façon spécifique. Le bénévolat n'a apporté de solutions nulle part. Si le prestataire de soins est rémunéré, pourquoi son sous-traitant qui est l'association des agents de santé communautaire ne le serait pas également? C'est une question d'équité. Beaucoup de gens travaillaient au niveau communautaire (d’ailleurs souvent avec des cadeaux) et c’était assez cacophonique. On trouvait des agents de santé communautaire formés par les intervenants, des accoucheuses traditionnelles et des pairs éducateurs formés par d’autres projets. Il fallait rationaliser et mettre à profit tout cela. C’est ce que nous avons fait avec le FBP communautaire qui incitait ces acteurs à se rassembler en associations. Ces associations n’ont progressivement gardé que les meilleurs et les plus motivés des agents de santé. Une vraie dynamique s’est installée et ces associations deviennent maintenant des références au niveau de la communauté et sont engagées dans son développement, parfois au-delà de la santé.
Ce système renforce le niveau communautaire du système de santé du Burundi. On a en effet senti les limites du système quand la communauté n'est pas impliquée. Il n'y a pas moyen de développer les activités promotionnelles sans impliquer la communauté. Grâce aux agents de santé communautaire, le centre de santé dispose d'un relais au niveau communautaire. Maintenant, il est certain qu’en finançant l'agent de santé communautaire, on doit prendre aussi des précautions afin qu'il ne se crée pas une confrontation, une jalousie entre le centre de santé et l'agent de santé communautaire. L'agent de santé communautaire ne devient pas pour autant un fonctionnaire. Il faut que les prestations qui sont offertes soient ponctuelles et qu'elles soient aussi rémunérées en fonction de la réalité des conditions de vie du burundais (le salaire d’un burundais qui travaille à la houe est de 2000BIF/jour).
Pour les comités de santé aussi, le bénévolat a été en quelque sorte surmonté à travers la mise en œuvre du FBP. Nous avons senti que si le centre de santé rémunère les prestations des membres du comité de santé, ce comité de santé n'aura plus de valeur représentative pour la population qui l'a élu. Donc, il a été imaginé une formule qui recommande aux structures de santé de contribuer au fonctionnement du comité de santé par un apport de 5% pourcent de ce qu'elles reçoivent en FBP. Le montant qui est donné n’est pas une prime, c’est un apport au fonctionnement. Le COSA peut s’acheter des stylos, du papier, des classeurs pour son fonctionnement. Et s'il faut payer une boisson le jour des réunions, c'est à eux d'apprécier. Les recettes qui sont générées au niveau du centre de santé sont en quelques sortes un apport de la communauté à son financement et il est donc logique qu’une partie de celles-ci servent au bon fonctionnement de l’appareil de co-gestion communautaire du centre de santé.
Est-ce que la participation communautaire dans la santé a un avenir dans la région des Grands Lacs?
Oui, mais ça passe d’abord par la paix. Sans elle, difficile de continuer à travailler avec les communautés dans la durée. Dans le même temps, dans le contexte qui est le nôtre, l’approche communautaire donne une chance de rapprocher les populations, de les unir autour d'une même vision, d'un intérêt commun. A travers le FBP communautaire, il y a même une possibilité d’injecter un peu de fonds et de forme au niveau de la communauté. Une communauté qui est occupée, qui a du travail, qui a un intérêt commun, est beaucoup moins manipulable. La seconde condition est que le système de santé appréhende les besoins et réserve dans sa planification un financement pour ce niveau. Il faut en effet organiser des formations cadrées pour ces acteurs communautaires.