Pour l’interview suivante de notre série sur la participation communautaire et l'Initiative de Bamako, nous avons rencontré le docteur Agostino Paganini. Agostino Paganini a une vaste expérience des soins de santé primaires et d'urgence en Afrique, un domaine dans lequel il a été actif pendant plus de quarante ans. Il était le directeur de l'unité de soutien à l’initiative de Bamako au siège de l'UNICEF. L'unité travaillait en étroite collaboration avec les pays africains qui avaient manifesté leur intérêt pour les principes de l’Initiative de Bamako. Dans la première partie de l'interview que nous publions aujourd'hui, il partage son analyse de la mise en place de l'Initiative de Bamako. La semaine prochaine, nous découvrirons son analyse de l'évolution des principes de l'Initiative de Bamako au fil du temps.
Jean-Benoît Falisse: Si je ne me trompe pas, vous avez participé à la conférence de Bamako. C'était la 38e réunion régionale africaine de l'OMS, mais l'UNICEF y a également pris part. Que faisiez-vous à ce moment? D’où l'Initiative de Bamako venait-elle?
Agostino Paganini: A cette époque, je travaillais sur un programme conjoint UNICEF-OMS de soutien nutritionnel. J'étais basé à New York et techniquement je travaillais pour l'OMS. Je n'étais pas là à Bamako, mais mon expérience de l'événement est encore vivace. Je me souviens très bien des implications organisationnelles et de toutes les retombées et les aboutissants de cette initiative de M. Grant. Bien sûr, tout ce que je vais dire dans cette conversation pourrait être biaisé, c’est ma propre expérience telle que j'ai revue et comprise au fil des années. A cette époque, le Dr Halfdan Mahler était le Directeur général de l'OMS, et M. Jim Grant était le Directeur exécutif de l'UNICEF. Tous deux étaient des dirigeants extrêmement charismatiques et puissants et ils étaient deux figures majeures du débat en santé publique et sur le développement de la santé. Mahler mettait l’accent sur les soins de santé primaires, avec une vision globale et une sensibilité aux implications politiques. Grant était beaucoup plus pragmatique, il croyait en une vision de type « guerre froide », où il y avait peu de chances de progrès importants, et il croyait donc en des étapes successives qui amèneraient l'éducation à la santé dans l'arène politique. Après la déclaration de Harare [sur le renforcement du système de district de santé fondé sur les soins de santé primaires], Grant est venu avec Bamako. Pas nécessairement, contrairement à ce que certains ont cru percevoir, comme une déclaration antagoniste à Harare, mais peut-être plus comme une déclaration plus progressive, moins « visionnaire ». Bien sûr, pour lui, c'était aussi un moyen de faire du plaidoyer pour l'Afrique parce qu'il voulait plus de ressources pour l'organisation de la santé et la survie des enfants en Afrique - et il a vu la déclaration comme un moyen de les avoir. Fondamentalement, la relation entre les déclarations de Bamako et Harare pourrait être considérée dans le contexte d'un débat intellectuel entre ces deux géants des questions de développement.
Dans le contexte de ce débat intellectuel, qui faisait pression pour l'Initiative de Bamako? Quels ont été les principaux points de consensus et de divergence entre les pays et / ou organisations?
Aux côtés des ministres africains, l'UNICEF a encouragé et fait pression pour ce genre de déclaration - pour laquelle l'OMS n'était pas particulièrement enthousiaste. En fait, même certaines parties de l'UNICEF n'étaient pas très heureuse à ce sujet. Au niveau politique, ce qui était évidemment le plus difficile à accepter c'était la question des frais d'utilisation et du partage des coûts. L'UNICEF et M. Grant, sur base de ce qui se passait au Bénin et dans de nombreux pays africains, s'est rendu compte que le payeur réel en matière de santé n'était pas le gouvernement, pas plus que le bailleur, c’était le foyer, le ménage. La majorité des dépenses étaient payées directement de la poche des foyers. Il s'agissait donc de «co-financement». Comme certaines personnes identifiaient cette idée d'avoir les gens co-financer leurs services de santé avec la vision de la Banque Mondiale sur les frais d'utilisation, le débat est devenu très idéologique. Dans la proposition de l'Initiative de Bamako, il était suggéré que les gens paieraient quelque chose de leur poche. Si les bailleurs aidaient à améliorer les services en termes d'infrastructure, de disponibilité des médicaments, de formation et de supervision du personnel et de mécanismes de suivi, on aurait tort de considérer que les gens ne doivent pas contribuer du tout au coût de la prestation de services (même si c’est en payant moins que le coût réel). Cet argent resterait avec les gens qui avaient payé, au niveau du centre de santé, et il serait contrôlé par la communauté. C'était l'hypothèse. La réaction de l'autre côté a été de crier à la privatisation et d’appeler cela un moyen de faire payer les gens pour la santé, alors que la santé est un droit humain fondamental qui ne peut être vendu.
Une partie de l'Initiative de Bamako porte sur la participation communautaire. Dans l'entrevue avec Susan Rifkin, elle explique que son intérêt pour la participation de la communauté a commencé avec l'expérience des médecins aux pieds nus en Chine. Y a-t-il quelque chose de semblable en Afrique? Quelque chose qui a convaincu les gens à Bamako?
Dans l'unité que je gérais à New York, tout le monde était absolument convaincu que le plus grand changement politique qu’a apporté l’initiative de Bamako n'était pas d’abord lié à l'argent mais à l'effort pour renforcer les communautés dans leur contrôle des centres de santé et de leur personnel. Nous avions l'impression que le personnel de santé avait alors en quelque sorte privatisé le système de santé. Le système de santé ne fonctionnait plus, il s'agissait d'un secteur privé non-réglementé où vous aviez à payer pour tout, sans aucun contrôle sur la qualité ou sur l'utilisation de l'argent. Pour nous, l'Initiative de Bamako était un moyen de renforcer la capacité des gens à faire partie et prendre part à la gestion du centre de santé. Il ne s'agissait pas de la gestion technique du centre de santé, mais bien des aspects de «gouvernance». Est-ce que cela a été un succès? Dans certains endroits, comme au Mali au début, c'était assez bon. Pourtant, j'ai eu l'impression que, après un certain temps, l'Initiative de Bamako a été interprétée/considérée par certains des ministères de la Santé comme une excuse pour faire payer tout ce qu'ils voulaient sans aucun contrôle par la communauté sur l'argent.
Au niveau communautaire, qu’est ce qui était en place au moment de la déclaration de l'Initiative de Bamako?
Dans certains pays, il y avait des comités de santé, mais ces comités de santé n’avaient jamais de contrôle sur aucune ressource. Dans ces pays, on pourrait partir de ces comités. Cependant, dans d'autres pays comme la Guinée après Sékou Touré, il n'y avait rien. Le système de santé avait été détruit et avec le ministère de la Santé de la Guinée, des comités de gestion ont été mis en place. Ce fut le début d’un mouvement qui allait donner de la substance à la participation communautaire à travers le co-financement et la cogestion des centres de santé. Tel était le langage que nous voulions utiliser, non pas « recouvrement des coûts », mais « cogestion communautaire et co-financement ». Cela a été mis en œuvre dans différents pays et sous des étiquettes différentes. Il s'agit d'un processus fastidieux qui nécessite beaucoup d’appui au niveau communautaire.
L'Initiative de Bamako pourrait être décrite comme ayant trois piliers: (1) participation communautaire, (2) mécanismes d'autofinancement et (3) un approvisionnement régulier en médicaments. Vous avez déjà abordé les deux premières questions, pourriez-vous dire un mot sur l'approvisionnement régulier en médicaments?
L'expérience sur le terrain est que les centres de santé n'étaient pas utilisés et leur utilisation était incroyablement basse pour deux raisons: (1) une était lié à l'infrastructure et au comportement du personnel qui étaient perçus comme 'pourris' et donc les centres de santé déclinaient et l'autre (2), c'est qu'il n'y avait pas de médicaments. Les médicaments sont perçus par les utilisateurs comme un élément clé dans le processus thérapeutique, et c'est fondamentalement vrai où que vous soyez. Les gens dépensaient leur argent sur le marché non réglementé ou n'importe où ailleurs. Il était évident que les médicaments devaient être disponibles dans le centre de santé. Le centre de santé devait devenir le lieu non seulement pour les soins préventifs, mais aussi pour les services curatifs. Il ne faut pas oublier que la principale préoccupation de l'UNICEF à cette époque ce n'était pas des soins curatifs, c'était principalement la vaccination et la survie des enfants (qui sont pour la plupart liés à des soins préventifs). Toutefois, amener les personnes au centre de santé en raison de la disponibilité des médicaments pour leurs besoins curatifs était une façon de travailler sur le côté préventif.
Je prends un exemple: la survie des enfants et le paludisme sont deux problèmes très évidents de l'Afrique qui n'étaient pas très bien pris en charge. Il y avait des programmes verticaux avec des antibiotiques et des médicaments antipaludiques, mais ils n'étaient pas suffisants. Avoir un centre de santé fonctionnel était donc vu par nous comme un moyen de tendre vers une vision beaucoup plus globale des soins de santé primaires. C'était un processus graduel par lequel les staffs de santé étaient formés et les centres de santé améliorés grâce à des investissements des bailleurs de fonds et du gouvernement. Les frais de fonctionnement qui n’étaient pas couverts par le gouvernement étaient cofinancés par la communauté. La clé était d'avoir un comité qui supervise la gestion de l'argent afin qu'il y ait de la redevabilité envers le public. La participation communautaire était considérée comme un moyen de faire en sorte que le personnel médical et administratif rende compte à la population. Ce système de monitoring était fondamental car il permettrait aussi au comité de direction et au personnel d'avoir une vue sur la couverture et la vaccination, le nombre de visites, le nombre de femmes qui ont accouché, etc. De cette façon, ils pouvaient se fixer des objectifs, discuter entre membres du comité et personnel de santé des goulots d'étranglement dans le système et, en fin de compte, améliorer la durabilité, l'accès et l'utilisation correcte des services.
(à suivre)