Le Dr. Walter Kessler travaillait pour Médecin Sans Frontières - Belgique dans les années 1980. Avec Eric Goemaere, il a été un des artisans de la mise en place des magasins de santé, une expérience qui a fortement inspiré l’Initiative de Bamako et qui prônait à la fois un certain recouvrement des coûts et une participation communautaire. Plus tard, Walter a également travaillé sur un projet de mise en place de l'Initiative de Bamako au Tchad. Il nous parle de ces deux expériences.
Pouvez-vous commencer par nous parler du premier projet dans lequel vous avez été impliqué, les « magasins de santé »? Quelle était l’idée, dans quel contexte est-elle survenue ?
En 1984, lors d’une mission exploratoire dans la 6ème région du Mali (Tombouctou) et après plusieurs années de sécheresse, MSF découvrait une situation critique à tous points de vue : socio-économique, sanitaire, alimentaire. Alors la décision était prise de mettre en place deux choses : (1) un système d’approvisionnement en médicaments essentiels pour le système de santé et (2) des centres de nutrition pour les enfants malnutris. Les centres ont été rapidement opérationnels, exécutant des programmes de réhabilitation et d’éducation nutritionnelle et en intégrant d’autres activités courantes au niveau des centres de santé. Mais cela n’était pas assez. En l’absence d’aide alimentaire massive, la situation ne pouvait qu’empirer : dans un contexte de sécheresse persistante, les habitants avaient épuisé toutes formes de réserves, y compris les semences.
Les évènements se sont alors précipités : les bailleurs de fond se sont manifestés et MSF est rapidement devenu un intervenant majeur dans la distribution généralisée de céréales, sous forme de food for work. Le travail était presté en compensation de la nourriture et suivait différentes initiatives communautaires, par exemple la réparation de digues de retenue d’eau ou la réfection d’écoles et de dispensaires.
Qu’est-ce que les magasins de santé ont apporté de nouveau dans le contexte de l’époque de l’époque ?
En fait, il y a d’abord eu une transition : des « Magasins de Santé Sécheresse » - un projet d’urgence - on a évolué vers des « Magasins Santé », qui étaient des structures censées approvisionner les dispensaires et hôpitaux, étant donné que les pharmacies populaires n’y parvenaient plus.
Les magasins de santé étaient accompagnés de plusieurs innovations. Au niveau médical d’abord :
- La notion de médicament essentiel était quelque chose de nouveau. La liste des produits retenus était celle de MSF. La Pharmacie Populaire, c’est-à-dire le système d’approvisionnement traditionnel, proposait des conditionnements 'grossistes' pour quelques molécules, mais les ruptures de stock étaient fréquentes. D’où l’importation de stocks de médicaments pour la 6ième et puis la 5ième région sanitaire.
- Parallèlement, des formations sur l’utilisation des médicaments essentiels (indications, posologie, etc.) ont été organisées pour le personnel de santé.
- Un système de registres de consultations a été mis en place et exploité au niveau des formations sanitaires. En effet, la justification de l’utilisation des médicaments devait se faire sur base de la morbidité rencontrée.
Et quelles étaient les nouveautés et les apports au niveau de la gestion des services de santé ? Avec le food-for-work et les magasins de santé, est-ce que c’est un nouveau mouvement de participation communautaire qui se développe ?
Oui, en s’inspirant des expériences communautaires durant la phase d’urgence en 1984 pour le food for work, MSF a mis en place les premiers comités de santé du Mali. En fait, nous avons transformé les « comités » du food for work et des centres de nutrition pour en faire des comités autour d’un centre de santé, couvrant la population d’un arrondissement. Le comité était censé s’impliquer dans les activités de gestion du stock des médicaments et veiller à la bonne utilisation des moyens mis à disposition des centres de santé. Il était composé de membres de la communauté.
La participation communautaire était une opportunité née de la situation de précarité extrême dans laquelle la population se trouvait. Le food for work s’adressait à une communauté et était pensé comme une rémunération contre travaux d’intérêts communs. Ce type d’approche nous a permis d’arriver à une distribution rapide d’une quantité importante de denrées alimentaires jusqu’aux destinataires finaux. La souplesse d’un organisme comme MSF a probablement amélioré l’efficience du système, mais dans le même temps, cela faisait que les structures publiques du médicament étaient partiellement court-circuitées. Il y a donc eu des frictions mais l’inclusion des chefs d’arrondissement et de village et du personnel de santé dans les comités de santé a évité trop problèmes. La participation communautaire, y compris des chefs et des staffs médicaux, à la réalisation des projets permettait à tout le monde de garder la face.
Est-ce que cette stratégie de magasin de santé a bien fonctionné ? Comment a-t-elle été reçue par la population ?
Rapidement, ce système s’est montré performant en termes d’approvisionnement en médicaments. L’organisation pyramidale - un magasin pour la région, puis un magasin par cercle qui approvisionne les centres de santé des arrondissements - était efficace, de même que le système d’achat qui était souple et ne nécessitait qu’une consultation restreinte auprès de quelques fournisseurs connus pour leur fiabilité. Grâce à tout cela, il n’y a plus eu de rupture de stock.
Sur le terrain, l’acceptation des magasins de santé n’a pas posé de problème « visible » et cela surtout à cause de la situation : qui oserait mettre en question un programme qui approvisionne d’une manière efficace toute une zone dans un contexte socio-économique défavorable ? A contrario, il est difficile de dire si tous les acteurs appuyaient vraiment le concept. Il est probable que l’administration de la Santé Publique était divisée sur le sujet : d’une part à cause d’un désaveu du fonctionnement du système existant et d’autre part à cause de l’importance trop grande de MSF dans l’exécution et la gestion.
Bien évidemment, la rapidité de la mise en place et l’efficacité du système a éveillé la curiosité d’autres bailleurs de fonds et organismes internationaux. L’implication de la population s’est faite entre autre par opportunisme de la situation, mais cadrait parfaitement avec les concepts des Soins de Santé Primaire prônés lors de la conférence d’Alma-Ata.
Plus tard, l’Initiative de Bamako s’est inspirée largement de la « succes story » des magasins de santé. Ses initiateurs ont cru qu’avec cette stratégie, la santé pour tous en l’an 2000 était à la portée de main. Néanmoins, on a été très vite désillusionné. Au moment de l’Initiative de Bamako, les magasins santé n’avaient pas fait leur maladie de jeunesse et il était difficile de savoir si le concept en tant que tel, basé pour une partie sur la participation communautaire, était effectivement viable à moyen ou long-terme.
Sur base de votre expérience, est-ce que vous avez l'impression que la participation communautaire était spontanée ou imposée ?
En période de disette et de famine où chacun travaille d’abord pour sa propre survie et de ses proches, la participation communautaire n’aurait jamais pu être spontanée. De même, dans une situation moins catastrophique mais toujours marquée par une pauvreté relative, une participation communautaire sans retombées immédiates pour soi-même ou de sa famille me semble illusoire.
La participation communautaire a été sollicitée pour faciliter l’acheminement de l’aide et puis elle s’est organisée pour la gestion et l’implication dans les activités sanitaires. Je pense que cette participation n’était ni totalement spontanée ni totalement imposée. Elle s’est naturellement organisée autour de la revitalisation des structures de santé. Avec le food for work, la réhabilitation nutritionnelle et l’approvisionnement en médicaments, les retombées de la participation étaient immédiates et visibles.
Venons-en à votre expérience au Tchad. Quelles étaient les différences avec le Mali ?
En fait, MSF avait déjà commencé l’approvisionnement en médicaments essentiels au Tchad lors de la guerre civile en 1980. Ses actions s’étaient progressivement étendues sur une grande partie du territoire et jusqu’au milieu des années 90 (j’ai quitté le Tchad en 1995), il y avait une très importante pénurie en personnel sanitaire qualifié. Poussé par les circonstances, MSF était devenu un acteur important au niveau de la pyramide sanitaire et y était complètement intégré.
La mise en place d’une participation communautaire dans la préfecture du Mayo-Kebbi à partir de 1989 s’est faite dans un projet de revitalisation de tout le système de santé : réhabilitation et extension des infrastructures, redynamisation des hôpitaux de district, approvisionnement et appui à la formation. Dès le départ, la participation communautaire était orientée vers une participation active dans la gestion des centres de santé – il s’agissait principalement de la gestion des recettes générées via les consultations curatives pour couvrir les frais des médicaments.
La gestion des recettes était assurée par une personne désignée par le comité de santé. Ce système était porté à bout de bras par la supervision assurée par le médecin-chef. L’éloignement et le manque de compétence sur place ne permettait pas d’autres alternatives car une gestion des recettes relativement importantes et confiée au personnel de santé n’était pas une alternative crédible. Cette gestion des recettes tirée de la vente des médicaments restait néanmoins risquée car il n’y avait souvent pas de possibilité de dépôt.
Agostino Paganini, dans une interview sur ce blog, disait que l'Initiative de Bamako était morte il y a longtemps. Quel bilan en tirez-vous?
Il m’est impossible de savoir ce que nos projets sont devenus, particulièrement dans le contexte dramatique que la région traverse actuellement. Néanmoins, la participation communautaire, telle que conçue en son temps, me paraît fragile et transitoire. L’investissement pour l’animation des communautés et le bénévolat demandé aux membres des comités mènent inévitablement à l’épuisement de l’enthousiasme initial. La « fonctionnarisation » de certains postes (trésoriers, gestionnaire…) signe en général le début d’un déclin de la participation communautaire.
Dans les situations que j’ai connues dans les pays à problèmes socio-économique et/ou de sécurité-stabilité politique, la participation n’est pas spontanée et n’est pas non plus à mettre sur le compte d’initiatives locales. Elle fait plutôt partie des concepts-idées des stratégies d’intervention et d’aide animées de bonne volonté mais pas nécessairement en phase avec la problématique de la population cible.
La participation communautaire, tant que l’animation est supportée et régulière, peut être un créneau intéressant pour s’adresser à une population ou mener des actions. Mais sa survie est directement liée à la durée de ces interventions.