Dans le cadre de notre série sur l’Initiative de Bamako, Jean-Benoît Falisse a interviewé Sassy Molyneux (Oxford University Research Professor et chef d’unité) qui travaille avec le programme KEMRI-WT à Kilifi, au Kenya. Elle possède une vaste expérience de recherche sur la participation et la ‘redevabilité’ communautaire en Afrique de l’Est et a récemment co-écrit une revue de la linéature sur le sujet (community accountability at peripheral health facilities: a review of the empirical literature and development of a conceptual framework).
Jean-Benoît Falisse : Qu'est ce qui a déclenché votre intérêt pour la « redevabilité communautaire » (community accountability) dans la santé? Pourriez-vous m'en dire un peu plus sur les activités de recherche KEMRI-WT sur cette question?
Sassy Molyneux : Je suis intéressée par les interactions entre les communautés et les systèmes de santé depuis des années ; j'ai commencé à travailler sur le sujet lors de ma recherche doctorale menée sur la côte kényane dans les années 1990. La participation communautaire et l'autonomisation ont longtemps été soulignées comme étant des approches importantes pour assurer un prix abordable et adapté localement, de même que des bons services préventifs et curatifs. Cependant, atteindre cet objectif est clairement loin d'être simple. Une approche impliquant les communautés qui a été promue au Kenya comme dans beaucoup d'autres pays a été l'initiative de Bamako. Au Kenya, elle comprenait la création de pharmacies communautaires. Malheureusement ces pharmacies étaient en souffrance au moment de mon travail de terrain de doctorat. Au cours des années, il y a également eu de nombreux efforts pour promouvoir la participation communautaire dans les soins de santé au Kenya, via des comités au niveau des villages et des formations sanitaires. Ces comités ont été l'objet de discussions lors de ma thèse de doctorat. Les gestionnaires de santé les présentaient comme un énorme succès, comme «l'étalon-or», mais il est apparu que lorsque les frais d'utilisation ont été réduits au Kenya dans les années 2000, leur rôle a été affaibli. Ils avaient moins de ressources sur lesquelles ils avaient leur mot à dire. Je pouvais alors voir qu'il y avait un grand potentiel, mais aussi des défis, pour choisir et travailler avec des «représentants» de ces communautés complexes dans des systèmes de santé organisés de manière très hiérarchique.
J'ai de plus en plus commencé à entendre parler de «responsabilisation des communautés», une chose qui a été et est encouragée pour toute une gamme de fins instrumentales et intrinsèques. J'ai été intrigué de ce que «cela» était vraiment, et comment cela différait ou non de la participation communautaire. Je suis intéressée à comprendre davantage la façon d'impliquer les communautés compte tenu de la difficulté de les définir, de la nature technique de nombreux aspects de la prestation des services de santé, et des relations de pouvoir complexes au sein des communautés et des systèmes de santé, et entre les prestataires de santé et les membres de la communauté. En travaillant dans un programme de recherche multidisciplinaire, je me suis également intéressée aux aspects théoriques et pratiques de l'idée de redevabilité envers la communauté au sein du système de santé à l'information et l'implication de la communauté dans les activités de recherche biomédicale.
Aujourd'hui, la plupart des auteurs et des praticiens de la santé publique parlent de «responsabilité» communautaire plutôt que de «participation» communautaire (comme on le faisait au moment de l'Initiative de Bamako). Est-ce vraiment un concept différent?
Ma compréhension est que, dans la participation communautaire, des individus ou leurs représentants influencent des éléments des systèmes de santé en faisant entendre leur voix et opinions auxquels une réponse est ensuite donnée, donc il y a un élément de redevabilité. Cela nécessite une action et des interventions malgré les défis et des systèmes qui supportent ces attitudes. Je pense que la participation communautaire est un terme plus large, qui pourrait bien aussi inclure ce que je viens de décrire [la redevabilité]. Les deux termes [participation et redevabilité] sont utilisés différemment et se chevauchent. Peut-être le plus important, quelle que soit le terme ou à travers les deux termes, est de considérer la profondeur de l'engagement communautaire, soit les niveaux d'un véritable renforcement (empowerment). De nombreux auteurs ont fait valoir que la participation communautaire peut aller de la simple information donnée aux communautés à une extrémité du spectre, à la concertation, à l'influence de la communauté et finalement au contrôle à l'autre extrémité. Ceci est important pour souligner que la mise en place de possibilités d'interaction avec les membres de la communauté ne conduit pas nécessairement à plus d'influence ou de contrôle par la communauté. En outre, il est possible d'avoir des initiatives de participation communautaire «manipulatrices» ou «symboliques» qui apportent un soutien qui n'est que de façade à une idée à la mode. C'était ma reconnaissance à la fois du potentiel mais aussi des défis et même peut-être des effets pervers liés à la responsabilisation des communautés qui m'a amené à être plus curieuse à propos de ce domaine.
Dans une revue de la littérature récente (2012), vous soulignez qu'il n'y a pas beaucoup d'études sur l'impact des mécanismes de redevabilité communautaire. Quelle en est la raison? Savons-nous réellement ce qui fonctionne?
Il y a une mise en garde légère à apporter par rapport à cette conclusion, car nous nous sommes concentrés plus précisément sur les mécanismes de redevabilité communautaire au niveau des services de santé périphériques. Il y aura donc un corpus (probablement plusieurs) de littérature que nous ne considérions pas et qui traite de la responsabilisation des communautés en dehors des mécanismes spécifiques liés aux formations sanitaires. De plus, il est probable que des recherches qui ont été menée à ce sujet aient été rédigées dans des rapports qui ne sont pas (facilement) accessible au public.
Une partie du manque est, je pense, liée aux initiatives de renforcement de la redevabilité qui font souvent partie d'interventions très complexes menées en matière de santé et de systèmes sociaux complexes. Lorsque cela est combiné avec les difficultés à définir et à mesurer de nombreux aspects de la responsabilisation des communautés (par exemple la profondeur de l'implication ou l'engagement, les niveaux d'habilitation et des changements subtils dans les relations de pouvoir), la conception et la réalisation de stratégies d'évaluation pertinentes devient très difficile. Il existe donc un besoin pour des approches méthodologiques plus innovantes; il faut aller au-delà des simples expériences randomisées ou des méthodologies qualitatives standards. C'est un défi qui est reconnu dans les systèmes de santé, on voit par exemple de plus en plus de promotion de recherches-actions (participative) et d'intérêt pour l'intégration des approches réflexives et délibératives dans les évaluations afin de s'assurer que les connaissances implicites des acteurs soient prises en compte.
La majorité de la littérature sur le sujet s'intéresse aux comités de santé qui gèrent des formations sanitaires. Pourquoi en est-il ainsi? Quels sont les autres mécanismes de 'redevabilité communautaire' existant? Lequel vous semble particulièrement prometteurs?
Comme je l'ai mentionné ci-dessus, nous nous concentrions très précisément sur les mécanismes de redevabilité liés aux structures de santé périphériques, ce qui pourrait en partie expliquer ce phénomène. Bien sûr, il existe de nombreuses autres formes de groupes communautaires qui militent pour l'amélioration de la santé, qui ne sont pas spécifiquement liés aux formations sanitaires, y compris ceux qui ont été plus spontanément initié et mis en place par les membres de la communauté eux-mêmes. Dans les formations sanitaires, il y a d'autres interventions telles que : les chartes des droits des patients (pour promouvoir la sensibilisation aux droits et intérêts en exigeant le changement), le partage de l'information, les boîtes à idées/suggestions (pour réduire les asymétries d'information et d'encourager les idées et les opinions soient exprimées) et d'autres mécanismes qui peuvent être vaguement qualifiés de surveillance communautaire. Ceux-ci impliquent souvent des membres de la communauté et les prestataires de santé qui décident ensemble des domaines d'action prioritaires / changement, de la mise en œuvre du changement, du suivi communautaire du progrès, et du partage des informations avec le public sur les progrès des formations sanitaires par rapport à des indicateurs sélectionnés. Ces initiatives sont potentiellement très intéressantes. Le défi devient alors de partager les enseignements dans différents contextes et niveaux du système de santé, et d'encourager la propagation et l'adaptation des initiatives réussies dans d'autres lieux.
À propos de la validité externe. Que pouvons-nous apprendre d'expériences nécessairement locales de responsabilisation de la communauté? Quelle est l'importance des facteurs contextuels et culturels pour expliquer le succès des mécanismes redevabilité envers la communauté?
Je pense que nous avons vu de notre examen que si même si, bien sûr, les initiatives de responsabilisation communautaire doivent être adaptées au contexte local et réactives, il y a des idées maîtresses qui émergent de façon transversale et qui sont pertinentes dans tous les sites. Une forme de généralisation théorique est donc utile pour des initiatives dans d'autres contextes. Ainsi, dans notre travail nous avons par exemple vu l'importance de la clarté du rôle des membres des comités et de leurs responsabilités, de la disponibilité de ces personnes et de l'accès à l'information. Il est également important de souligner la nécessité d'examiner attentivement la rémunération et les autres formes d'incitations pour les représentants de la communauté, les défis de l'asymétrie entre le personnel de santé et les représentants de la communauté en matière de ressources et d'énergie et l'importance de construire une relation de confiance. Bon nombre de ces aspects sont à leurs tours liées à l'intérêt réel et à la valeur que le système de santé accorde à la participation communautaire.
Vous plaidez en faveur de méthodes de recherche mixtes pour explorer les mécanismes de redevabilité communautaires. Pourriez-vous nous expliquer comment les approches qualitatives et quantitatives se complètent les unes les autres lors de l'exploration des questions de redevabilité communautaire? Est-ce que l'utilisation d'une seule méthode serait nécessairement plus incomplète ou plus faible?
Je pense que de bonnes approches qualitatives peuvent être appropriées pour explorer les complexités que j'ai décrites ci-dessus. Un défi est de donner aux auteurs assez d'espace dans l'écriture, en particulier dans les revues scientifiques, pour convaincre les lecteurs de la profondeur méthodologique et analytique de leurs études. Certaines études qualitatives semblent être des discussions de groupe relativement superficielles et des entretiens individuels à travers lesquels il est très difficile de rendre justice à notre sujet. Compléter ces approches avec des méthodes quantitatives - lorsque cela est possible et pertinent par rapport à une question spécifique - peut aider à donner une meilleure vue d'ensemble de la taille des enjeux / impacts. Cela peut être également utile dans la diffusion de la recherche; dans l'élaboration d'initiatives destinées à des auditoires particuliers. Comme indiqué plus haut, en incorporant plus de "nouvelles" approches dans les évaluations qualitatives ou mixte -par exemple des approches participatives, des activités délibératives et des réflexions avec les d'acteurs clés- les travaux de recherche pourraient être renforcés. Ici, je pense qu'il est nécessaire de continuer à partager des idées sur la façon de renforcer la fiabilité et la transférabilité des données recueillies grâce à ces approches méthodologiques, et de convaincre les autres de cette qualité dans le but d'éclairer les politiques et les pratiques. Il existe de nombreuses initiatives communautaires de responsabilisation mise en œuvre tout le temps - soit initiées et soutenues par les collectivités ou les représentants eux-mêmes, ou par les gouvernements et d'autres acteurs. Trouver de nouvelles façons de documenter et d'évaluer leurs activités de façon convaincante pour les rapporter à des publics clés serait utile. Il faudrait pour cela une analyse non seulement des réussites, mais aussi des défis et des échecs, et des raisons de ces résultats.
Il semble qu'il y ait un renouvellement récent de la recherche sur la participation/redevabilité communautaire. Êtes-vous d'accord? Quels sont, pensez-vous, les principaux domaines restants de la recherche sur la 'redevabilité' envers la collectivité (dans le domaine de la santé)?
Je pense que la participation communautaire / la redevabilité apparaît comme un domaine d'intérêt et d'attention au niveau politique et pratique, et donc aussi dans la recherche. Ceci est peut-être aidé par la nouvelle terminologie! Mon domaine d'intérêt aujourd'hui, en m'appuyant sur des recherches antérieures, est de savoir comment les formes de redevabilité externe ou communautaires tels que les comités de santé interagissent avec et sont affectés par la culture organisationnelle et les systèmes internes de redevabilité, à savoir la redevabilité des prestataires de soins et des gestionnaires envers leurs supérieurs hiérarchiques, le système bureaucratique et à d'autres bailleurs de fonds. Je suis intéressé par l'utilisation de des méthodes de recherche traditionnelles et moins traditionnelles, comme je l'ai mentionné ci-dessus, pour explorer ces questions. Certaines de ces réflexions et idées sont reprises dans un travail sur la gouvernance co-dirigé avec le professeur Lucy Gilson et financée par DFiD dans le cadre d'un consortium de recherche (RESYST).