Serge Mayaka
En tant que consultant en financement de la santé, je constate qu’il n’est pas rare que, dans un même pays, différents dispositifs de financement soient mis en œuvre pour améliorer l’accès financier aux soins de santé (financement budgétaire, mutuelles de santé, assurance obligatoire, gratuité des soins pour un groupe-cible, fonds d’équité pour les plus pauvres, financement basé sur la performance, etc…). Mais cette combinaison de mécanismes est rarement réfléchie comme un tout: elle est, le plus souvent, l’accumulation historique des décisions non coordonnées.
Une telle juxtaposition est potentiellement une source d’inefficience, mais aussi d’iniquité, car certains groupes peuvent, au détriment des autres, disposer de plusieurs couvertures contre le risque financier qui les avantagent dans l’accès aux ressources publiques. Le problème n’est pas neuf. En 2014, une étude – à laquelle j’avais participé – avait dressé la cartographie des mécanismes de financement dans 12 pays d’Afrique francophone, et avait mis en lumière la problématique de systèmes de financement de la santé très fragmentés, marqués par leur manque d’articulation et par leur forte dépendance à l’aide extérieure, mettant en péril leur efficience, leur équité, et leur pérennité. Nous avions conclu qu’il est peu probable de construire la CSU sur un telle combinaison désarticulée des mécanismes de financement de la santé; bien plus, cela pourrait constituer une vraie entrave à l’amélioration des systèmes de financement de la santé et à la protection sociale en santé.
Ainsi, progresser vers la CSU consiste bien plus à apporter cohérence et efficience dans la combinaison de ces mécanismes déjà en place en les réarticulant ou en les fusionnant. Pour reprendre la formule imagée de Bruno Meessen, «construire la CSU est un travail d’urbaniste, pas d’architecte». Dans les bureaux des ministères, dans les agences, dans le secteur de la recherche, il nous faut changer d’état d’esprit: plutôt que de nous focaliser sur la conception, la mise en place et la performance d’un dispositif particulier, nous devons nous concentrer sur la construction de l’ensemble.
Les personnes focales pays P4H : positionnement et atouts
Depuis plus d’une dizaine d’années, le réseau P4H, pour lequel je travaille depuis quelques mois, œuvre à la création ou à l’utilisation dans différents pays, d’espaces de collaboration, de dialogue entre les institutions et les acteurs impliqués dans le domaine du financement des systèmes de santé et de la protection sociale en santé. Le réseau P4H apporte son expertise et son soutien au renforcement des politiques de protection sociale en santé / de financement de la santé des pays pour qu’elles soient mieux habilitées à progresser vers la CSU.
Pour atteindre ses objectifs, l’une des bonnes pratiques de l’appui de P4H est l’appui à la mise en place des personnes focales (17 dans le monde à ce jour), dans les pays avec un mandat spécifique et une légitimité technique et institutionnelle, ainsi que leur intégration dans les espaces d’échanges techniques entre les différentes parties prenantes nationales, les représentations des différents secteurs, ou encore les organisations appuyant le système de financement de la santé / la protection sociale en santé. Tout permet (i) l'intégration des dialogues politiques et techniques dans le pays avec un engagement fort de la personne focale pays P4H en tant que courtier / facilitateur neutre, (ii) l'alignement des parties prenantes engagées dans les systèmes de financement de la santé et la protection sociale en santé.
Une fois en poste dans ‘son’ pays, la personne focale P4H devra constamment veiller à ce que les acteurs potentiels du changement valorisent le travail collaboratif, marient leurs perspectives différentes avec plus de synergie; établissent des liens et échangent régulièrement sur la collaboration pour l’amélioration des systèmes de financement de la santé, la protection sociale en santé, les finances publiques pour la santé et d’autres domaines d’intervention connexes.
Toutefois, la conduite de ce travail collaboratif requiert d’identifier des étapes intermédiaires, comme le partage d’information de manière régulière et systématique entres les parties prenantes concernées dans le pays (par-exemple à travers des outils de cogestion: calendrier partagé, bibliothèque virtuelle commune, atelier de partage d’expériences, etc.). Tout cela est de l’ordre du possible dans le cadre du mandat du réseau P4H qui œuvre d’abord à l’identification des lacunes en matière d’information entre ses membres et les autres partenaires nationaux ou internationaux, et qui ensuite agit comme courtier pour s’assurer que des communications régulières ont lieu entre eux.
Cette démarche est importante car certains acteurs, parfois promoteurs d’un dispositif de financement particulier, peuvent être amenés à influencer les débats par la force de leurs moyens, ou à donner à une perspective particulière, l’apparence d’une solution générale et unique. Ils vont confronter leurs hypothèses rivales et les éléments de preuve à leur disposition, plutôt que d'accepter leur coexistence. Par contre, avec plus de communication et de négociation, mais aussi une hybridation des propositions qui prennent en compte différentes perspectives, un environnement plus propice et une meilleure cohérence du système peuvent être obtenus.
L’atelier sur le Financement Basé sur la Performance (FBP) de Côte d’Ivoire de Février 2022: une occasion de construire des ponts entre les acteurs
Une opportunité s’est présentée récemment en Côte d’Ivoire. En collaboration avec le Mécanisme de Financement Mondial (GFF), la Banque Mondiale, l’OMS et avec le support du Joint Learning Network (JLN), le réseau P4H a appuyé le déroulement d’un atelier de partage de connaissances sur l’utilisation du FBP pour la CSU.
Cet atelier, qui s’est déroulé à Abidjan, a réuni 64 participants, conseillers techniques, directeurs ou chargés d’études provenant de la Primature, des Ministères du Plan et développement, du Budget, de l’Économie et des Finances, de la Santé et de l’Hygiène publique - Couverture Maladie Universelle (CMU), de l’Emploi et de la Protection sociale; mais aussi des partenaires techniques et financiers, des Agences de Contrôle et de Vérification et l’Agence de Contre-Vérification Externe indépendante du programme FBP, de l’Unité de Coordination du Projet Santé de la Banque Mondiale (BM), etc.
Ce partage de connaissances a aidé les praticiens du financement de la santé en Côte d’Ivoire à prendre connaissance d’expériences diverses susceptibles d’informer une possible reconfiguration du FBP pour que cette approche puisse mieux s’intégrer dans les objectifs plus larges que sont la CSU et le renforcement du système de santé et du secteur public en général. Signalons qu’en Côte d’Ivoire, différentes réformes en santé sont mises en œuvre de façon parallèle. Il y a, par exemple, un chevauchement entre les différents champs de la gratuité des soins de santé, le périmètre de la CMU et les indicateurs faisant l’objet d’achat du FBP et tout cela, malgré la présence depuis 2019 d’une Plateforme Nationale de Coordination du Financement de la Santé, cadre de concertation entre les organes de gestion de ces réformes. L’atelier a de nouveau démontré tout l’intérêt, la pertinence et l’opportunité du réseau P4H.
L’intérêt, parce que le réseau a pu apporter des ressources notamment techniques à l’événement et son identité de «facilitateur neutre» sur les questions de financement. La pertinence résulte du positionnement de P4H, qui appui notamment la collaboration OMS-BM, qui est essentielle dans leur agenda commun pour la CSU. Pour ce qui est de l’opportunité, en tant que personne focale pays P4H, je suis à la fois reconnu pour mes compétences sur les questions devant être débattues et pour mon rôle de facilitateur, ce qui est important et utile pour ne pas être perçu comme partial et pour la réussite d’un tel événement. À ce propos, j’ai participé aux réunions préparatoires, à l’élaboration des termes de référence et de l’agenda de l’atelier, mais aussi assuré des présentations et coordonné quelques-uns des travaux de groupe.
Pistes pour le futur
La Côte d’Ivoire, comme beaucoup d’autres pays d’Afrique Francophone, s’est lancée dans l’ambitieux programme de la CSU. Mais un tel programme ne se construira jamais à partir d’une page blanche, mais plutôt dans un environnement marqué par la mise en œuvre de divers dispositifs de financement de la santé; et donc l’un des grands défis consistera à y apporter de la cohérence. Cette problématique constitue un enjeu clé du système de financement de la santé.
La réussite de la CSU nous oblige de ce fait à un changement de cap et à penser autrement le système de financement de la santé. Les mots-clés devant guider notre nouvel état d’esprit sont convergence, harmonisation, dialogue et anticipation. Il nous faut comprendre comment mobiliser les nombreuses parties prenantes sans négliger la diversité de leurs logiques d’intervention (gratuité, FBP, mutuelles, etc.); mais aussi tenir compte des données probantes, de la diversité des écoles, des positions de principe ou des systèmes de croyances ou de valeurs. Ce changement de cap concerne également les agences d’aide au développement qui sont appelées à plus de synergie dans leurs pratiques et qui doivent revoir leurs stratégies de financement et d’allocations de ressources souvent trop ciblées et verticalisées.
Le «focus sur l’ensemble», au lieu de dispositifs particuliers, est depuis plus de 20 ans, à l’agenda de l’OMS qui l’a même repris dans sa récente matrice des progrès des systèmes de financement de la santé. Cette matrice prévoit d’ailleurs dans sa première étape que tout analyste détermine l’étendue de la fragmentation au sein du système de financement de santé, en dressant une vue complète des principaux dispositifs de financement dans le pays.
On peut espérer que cette approche systémique inspirera aussi la communauté de l‘évaluation. En se focalisant sur un dispositif particulier, les évaluations rigoureuses ont parfois nourri l’illusion que la solution définitive allait provenir d’un dispositif unique. Elles ont parfois aussi prêté trop peu d’attention aux interactions entre ce dispositif de financement et les autres dispositifs de financement existants (ou encore l’interdépendance des politiques de financement avec les autres «blocs» du système de santé).
Le «focus sur l’ensemble» invite à plus de réflexions sur ces questions d’articulation et de complémentarité des mécanismes de financement de la santé et sur la manière dont cet agencement doit être géré de façon dynamique mais aussi selon une démarche collaborative mettant l'accent sur l’efficience et le leadership des États.
Cet état d’esprit suppose enfin un renforcement des capacités des experts et des autres teneurs d’enjeux pour mieux guider leurs choix stratégiques sur les besoins futurs et les fonctionnalités qu’il faudra assurer dans la progression vers la CSU; mais aussi pour les aider à mieux amorcer cette transition vers une expertise plus vaste et englobante.
En effet, en matière de financement de la santé, aujourd’hui, le tout est inférieur à la somme des parties. Il est temps de changer cette situation – et cela ne sera possible qu’en abandonnant l’approche «dispositif par dispositif» qui a prévalu ces deux dernières décennies.