Il y a un an, un groupe de travail sur la corruption dans les services de santé en Afrique était mis en place sur Collectivity. Après un premier blog par Juliette Alenda sur les défis de la définition de ce qu’est la petite corruption, voici les résultats du second volet de notre activité :une analyse empirique sur une trentaine de pays africains.
La problématique des paiements informels dans la relation patients-personnels de santé reste peu étudiée/documentée dans les pays africains, que ce soit sous l’angle de la petite corruption (emphase sur l’illégalité) ou celui des frais à la charge des utilisateurs (accent sur l’informalité). Au-delà de la diversité des définitions et approches que l’on retrouve dans la littérature (voir le précédent blog), les rares données disponibles sur ce phénomène montrent pourtant qu’il s’agit d’un véritable fléau dans plusieurs pays. En effet, non seulement l’existence des paiements informels (nous préfèrerons donc cette expression à celle de petite corruption dans ce billet de blog) constitue une barrière financière supplémentaire à l’accès aux soins pour les populations les plus pauvres en particulier, mais elle s’ajoute à un ensemble d’autres dysfonctionnements qui caractérisent les systèmes de santé de plusieurs pays à revenu faible ou intermédiaire. |
1. Niveau et évolution du paiement des dessous-de-table dans les hôpitaux et centres de santé publics
Une photographie de la situation en 2005-2006, 2011-2013 et 2014-2016 telle que présentée dans la Figure 1 met en évidence des profils divers pour les pays africains en ce qui concerne l’ampleur du phénomène. Dans des pays comme le Botswana et l’île Maurice, il est presque inexistant, tandis qu’il représente un véritable problème au Cameroun, en Egypte, en Guinée, au Libéria, au Maroc, en Sierra Léone, au Soudan et en Ouganda par exemple. Pour ce qui est de l’évolution dans le temps, on note une tendance générale à la baisse entre le round 5 (2011-2013) et le round 6 (2014-2016), à l’exception de quelques pays (Algérie, Bénin, Ghana, Libéria, Malawi et Nigéria). Il est d’ailleurs important de relever qu’entre ces deux vagues d’enquêtes, le pourcentage d’individus qui rapportent avoir dû payer des dessous-de-table pour accéder aux soins dans le secteur public au moins une fois au cours de l’année écoulée a été divisé par deux ou plus dans un tiers des pays (Botswana, Burkina Faso, Burundi, Cap Vert, Guinée, Kenya, Madagascar, Niger, Sénégal, Sierra Léone, Afrique du Sud, Swaziland et Zimbabwe). Toutefois, l’ampleur du problème reste préoccupante dans une dizaine de pays où plus de 20% des personnes interviewées ont dû verser des paiements informels dans les structures sanitaires publiques.
Cette diversité de profils et de trajectoires entre pays reflète sans doute des différences contextuelles et structurelles des pays (climat général de la corruption différent, développement ou imposition différencié de l’assurance-maladie ou des politiques de gratuité, disparités dans le niveau de dépenses publiques pour la santé, etc.) qu’il serait intéressant d’étudier, que ce soit d’un point de vue de la recherche ou de l’évaluation des politiques publiques.
2. Liens avec d’autres défaillances de l’offre de soins
Dans le round 5 des enquêtes Afrobarometer (2011-2013), les personnes interviewées ont également été interrogées sur les autres problèmes auxquels elles ont fait face dans les structures de santé du secteur public. Les données représentées dans la Figure 2 montrent que dans 25 pays sur les 34 couverts, plus de la moitié des citoyens ont rapporté avoir fait face à l’absentéisme des médecins dans un centre de santé ou hôpital public. Le pourcentage varie de 23,3% au Burundi à 90,4% au Maroc. Pour ce qui est de l’accès aux médicaments et autres intrants médicaux, en dehors de l’île Maurice où 20,2% des personnes ont fait face à des ruptures de stocks, dans tous les autres pays le problème était très récurrent (entre 44,5% au Ghana et 88,9% au Maroc). Le problème des longs temps d’attente dans les structures sanitaires publiques s’avère encore plus fréquent, avec plus de 6 personnes sur 10 qui ont rapporté avoir fait face à cette difficulté au moins une fois au cours de l’année écoulée dans tous les pays (de 61,1% au Ghana à 94,7% au Maroc), excepté le Mali (51%). Enfin, les questions comme le manque d’attention ou de respect de la part du personnel soignant (de 34,5% au Mali à 90,6% au Maroc) et l’insalubrité dans les centres de santé et hôpitaux publics (de 15,2% au Cap Vert à 90,2% au Maroc) ne sont pas moins préoccupantes.
- de fortes proportions d’individus rapportent avoir fait face à l’absentéisme des médecins (r = 0.62; p-valeur = 0.0001) ;
- de fortes proportions d’individus rapportent avoir fait face au manque de médicaments et autres intrants médicaux (r = 0.56; p-valeur = 0.0006);
- de fortes proportions d’individus indiquent avoir fait face à de longs temps d’attente (r = 0.30; p-valeur = 0.0825);
- de fortes proportions d’individus indiquent avoir fait face au manque d’attention/de respect de la part du personnel médical (r = 0.58; p-valeur = 0.0003);
- de fortes proportions d’individus rapportent avoir fait face à de l’insalubrité dans ces structures de santé (r = 0.61; p-valeur = 0.0001).
Ces faits stylisés peuvent être interprétés de deux façons: (i) l’existence des paiements informels n’est qu’une défaillance des systèmes de santé parmi tant d’autres ou alors (ii) elle est une conséquence de ces dysfonctionnements. La première explication, celle d’une simple corrélation, traduirait le fait que l’existence des paiements informels et celle des autres problèmes tels que l’absentéisme des médecins ou les ruptures de stocks de médicaments sont conjointement déterminées par d’autres facteurs internes ou externes aux systèmes de santé (sous-financement chronique des structures sanitaires par exemple). La deuxième interprétation est plus présente dans la littérature (économique en particulier) et renvoie au fait que les paiements informels découlent de l’existence des autres problèmes. Ici, l’explication est que les pénuries réelles ou fictives/provoquées des ressources humaines et matérielles face aux besoins des patients créent chez ceux-ci des incitations à payer plus pour les services sollicités, y compris de façon informelle. La rareté des services de qualité entraîne une augmentation des prix de ces derniers. Partant des dysfonctionnements (se manifestant notamment par des pénuries) des systèmes de santé de certains pays d’Europe Orientale et Centrale au sortir de l’ère communiste, Gaal et MacKee (2004) ont développé une théorie — INXIT — autour de cette explication (2). Pour eux, les paiements informels sont une réaction à ces difficultés, surtout lorsque les voies des alternatives (EXIT) et de la protestation (VOICE) sont bloquées. De plus, dans une étude qualitative réalisée en Tanzanie, Maestad et Mwisongo (2011) ont observé que les paiements informels résultaient d’activités de recherche de rente des personnels de santé qui créent des pénuries artificielles ou réduisent volontairement la qualité des soins prodigués aux patients pour amener ces derniers à fournir des paiements supplémentaires (3).
En conclusion, les données issues des enquêtes Afrobarometer mettent en évidence des profils et évolutions divers d’une trentaine de pays africains quant au problème des paiements informels dans les structures sanitaires du secteur public. Ces données montrent également une situation préoccupante dans l’ensemble de ces pays lorsqu’on s’intéresse à plusieurs autres dysfonctionnements tels que l’absentéisme des médecins, le manque de médicaments, les longs temps d’attente, le manque d’attention ou de respect de la part du personnel soignant et l’insalubrité dans les centres de santé et hôpitaux publics. Des analyses bivariées basiques permettent de voir de fortes corrélations — au niveau national — entre l’ampleur de ces dysfonctionnements de l’offre de soin dans le secteur public et celle des paiements informels. S’il n’est pas possible de conclure sur l’existence d’une relation de causalité, des éléments de la littérature existante sur le sujet laissent fortement envisager cette possibilité. Il s’agit là d’une question qui mérite d’être étudiée plus en profondeur, afin de mieux comprendre les causes sous-jacentes de l’existence des paiements informels dans le secteur de la santé pour concevoir et mettre en œuvre des mesures efficaces pour en réduire l’ampleur et les conséquences sur l’accès aux soins pour les populations les plus pauvres en particulier.
Le groupe de travail sur la corruption dans les services de santé en Afrique saisit cette opportunité pour inviter les lecteurs qui auraient des commentaires, suggestions ou explications sur un pays ou un groupe de pays en particulier à se manifester. En effet, les données individuelles issues des enquêtes Afrobarometer étant disponibles, nous souhaitons explorer des idées d’approfondissement que pourrait susciter ce travail. De même, nous accueillons favorablement toute information sur d’autres bases de données existantes qui permettraient d’étudier d’une façon ou d’une autre ce phénomène dans le contexte africain.
(2) Gaal P, McKee M. Informal payment for health care and the theory of ‘INXIT’. Int. J. Health Plann. Manage, 19 (2004), pp. 163-178
(3) Maestad O, Mwisongo A. Informal payments and the quality of health care: Mechanisms revealed by Tanzanian health workers. Health Pol. 99 (2011), pp. 107-115