Dans ce billet de blog, nous présentons quelques réflexions autour de cette question importante, qui a émergé à la suite des travaux du groupe de travail sur Collectivity. Le sujet présente des difficultés à la fois conceptuelles et opérationnelles, dont il est important de parler afin de faire avancer la recherche et les initiatives sur le terrain.
La grande corruption pèse lourdement sur l’économie et le bon fonctionnement d’un grand nombre de pays pauvres. Les affaires se succèdent dans la presse, encore récemment, avec l’affaire Maina au Nigéria par exemple. Vous vous demanderez peut-être alors pourquoi alors se concentrer sur la petite corruption. S’il s’agit en effet de montants individuels bien moins élevés, le phénomène peut en fait être de grande ampleur, par son caractère quotidien au fil des nombreuses transactions avec les différentes administrations. Dans le cadre de la santé, la petite corruption peut constituer un frein à la fréquentation des structures publiques dans un contexte de forte pauvreté, mais aussi contribuer à démotiver le personnel soignant honnête. Les conséquences sont évidemment importantes sur l’accès aux soins, en particulier pour les patients les plus pauvres. Les enjeux sont à la fois moraux, légaux et culturels, alors que les systèmes de santé africains cherchent à se renforcer, du côté des structures de soins comme de la protection, vers des couvertures maladies universelles. Pourquoi ensuite s’intéresser plus précisément à la définition de cette petite corruption dans les structures de santé? Parce qu’il n’y a pas de définition universellement adoptée! Les acceptations de la petite corruption dans les travaux académiques ou analytiques sont variées, elles sont parfois trop générales ou au contraire trop restrictives. Il est ainsi difficile, pour mener des travaux sur le sujet, de s’inspirer d’études déjà existantes, même si cela arrive, comme au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, et d’avoir des données viables et pertinentes.
Identifier les éléments sous-jacents de la petite corruption
Est-il possible de donner une définition universelle à la petite corruption? Nous avons regardé les pistes que nous donne la littérature. Le Larousse nous dit que le terme «corrompre» représente le fait de pervertir quelqu’un, d’altérer ce qu’il y a de sain et d’honnête entre eux. Ainsi, la petite corruption est une situation dans laquelle la relation «normale» entre un patient et le personnel de santé est altérée. On se situe en dehors de la norme établie. Ceci nous conduit directement à la notion de subjectivité, dans la mesure où la petite corruption transgresse la morale. Elle transgresse également le droit, et ceci va rejoindre une caractéristique retrouvée couramment dans les définitions de la corruption. Ainsi, pour Transparency International, «la corruption consiste en l’abus d'un pouvoir reçu en délégation à des fins privées». La Banque mondiale la définit comme l’utilisation de «sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel». L’abus de pouvoir, la situation de privilège, et le détournement de biens publics vers des biens privés sont donc au cœur de ces définitions. L’UNESCO rajoute à cela l’impact sur l’accès aux services, absent des autres définitions : «une utilisation systématique d'une charge publique pour un avantage privé, qui a un impact significatif sur la disponibilité et la qualité des biens et services éducatifs et, en conséquence, sur l'accès, la qualité ou l'équité de l'éducation». Ce qui se rapproche alors fortement de la santé.
Mais il y a un problème à se concentrer sur l’abus de pouvoir d’une position publique vers un intérêt privé, même en considérant l’impact sur l’égalité d’accès aux soins et sur la qualité des soins. Ceci laisse de côté les pratiques corruptives profondément ancrées dans les pratiques sociales. Blundo et Olivier de Sardan ont fait, à notre sens, grandement avancer la question, en considérant la petite corruption dans un cadre plus complexe, celui des pratiques sociales et des représentations culturelles, dans une réalité non pas individuelle mais collective. Gaal et McKee (2005) proposent une définition en deux parties: d’un côté, la donation, qui repose sur un contexte socioculturel et implique une action volontaire de la part du patient; de l’autre, le paiement pour service, qui implique lui toujours un certain degré de coercition; les deux coexistent.
La petite corruption s’inscrit également dans les insuffisances des systèmes de santé (manques d’intrants, de ressources humaines, de moyens, etc.), qui contribuent à ancrer la petite corruption dans la conscience collective et à justifier les dynamiques économiques qui vont la sous-tendre: le jeu de l’offre et de la demande pour le bien ou service concerné fixe le prix du dessous-de-table à payer et in fine rendant cette pratique pérenne.
Considérer la petite corruption revient ainsi à considérer à la fois les droits formels et informels dans une société, mais aussi la perception et la maîtrise de ces droits par les individus (patients comme personnel). Elle est enchâssée dans des contextes sociaux, culturels, administratifs. La petite corruption s’inscrit dans le fonctionnement routinier des services publics de santé, mais aussi, à un niveau encore plus large, dans des logiques sociopolitiques et socioéconomiques. Cela aboutit à des pratiques de corruption similaire observés dans divers pays, mais aussi à des différences qui viennent du fait que les systèmes de santé et administratifs varient. Cette question de la petite corruption se retrouve ainsi fondamentale et mérite d’être prise en compte dans les réflexions relatives à la mise en place des couvertures maladies universelles africaines.
Un phénomène multidimensionnel
Au bout de notre exploration de la littérature, notre groupe de travail est arrivé à la conclusion que la petite corruption doit être appréhendée comme un phénomène multidimensionnel. Cette multidimensionnalité nous invite à nous méfier d’une définition qui en étant trop univoque en deviendrait restrictive et donc normative. Il est en revanche possible d’en tracer les diverses dimensions, qui sont, comme nous l’avons vu précédemment, toutes liées entre elles.
Dimension 1: la corruption s’inscrit dans un contexte de relations économiques autour de la prestation d’un service ou la livraison d’un bien. Il y a une relation de type « principal-agent », entre une entité administrative et ses agents, ces derniers ont eu des droits économiques remis en délégation. L’administration centrale peine à monitorer les actions de ses agents. Dans le secteur de la santé, l’asymétrie d’information est également forte entre les patients et le personnel de santé. A cause de cette asymétrie d’information à deux niveaux, le personnel de santé dispose de droits décisionnels supérieurs à ceux inscrits dans son mandat initial et peut ainsi en abuser. On se retrouve aussi dans une situation de rapport de force : le prestataire dispose peut-être d’un monopole local (pas d’autres sages-femmes dans la maternité ce soir !). Il peut en abuser avec des patients dont la réaction va dépendre de leur perception face à cette situation et de leur propre connaissance des droits formels.
Dimension 2: La corruption s’inscrit dans un contexte juridique: les droits délégués sont définis par des textes, des décrets, des règlements d’ordre intérieur, des contrats… Plus les droits ont été mal définis, plus le droit est faiblement imposé dans le contexte (faible risque de détection et/ou de sanction), plus la corruption peut fleurir.
Dimension 3: la corruption s’inscrit dans un contexte culturel. La définition même de la petite corruption va dépendre de sa perception par les populations concernées, et cela s’illustre par le langage. Par exemple, dans le secteur de la santé au Sénégal, la corruption est si ancrée dans les mœurs, dans les habitudes sociales ou quotidiennes, qu’elle apparait comme le fruit d’une survivance de pratiques culturelles anciennes s’exprimant dans des expressions du genre «mangeoire» pour caractériser une affectation, un poste lucratif; «donner le prix de la cola», un «adulte ne danse pas pour rien» pour exprimer l’idée d’une marchandisation ou d’une monétarisation des services. La corruption est un phénomène si banalisé, voire valorisé, qu’elle renvoie à des référents à connotation religieuse. La petite corruption se construit sur un vaste ensemble de normes culturelles telles que l’obligation d’exprimer sa gratitude pour des services importants ou le respect de l’autorité.
Dimension 4: La petite corruption dans le secteur de la santé s’inscrira souvent dans un contexte de corruption généralisée. La grande corruption est présente, et d’autres secteurs (éducation, justice, police, administrations des finances, etc.) sont affectés. Ceci est important car pouvant engendrer du relativisme, bien que le problème ne soit pas moins important (puisqu’il touche directement à l’accès aux soins des populations africaines avec des conséquences qui peuvent être dramatiques).
Dimension 5: La petite corruption est polymorphe. Ses manifestations sont extrêmement variées: échange d’argent pour des prestations normalement gratuites; «pharmacie-poche» (vente privée de médicaments à l’intérieur de l’hôpital); détournement des patients vers sa propre pratique privée; surfacturation; détournement et vols de biens médicaux; rétribution en nature ou en espèce en gage de remerciement; création de faux patients (en cas de couverture par assurance ou de financement basé sur la performance), etc.
Le flou : un défi pour la mesure et l’action
Cette multidimensionnalité a une conséquence directe: les frontières de la petite corruption sont floues par nature. Si certaines situations sont clairement reconnaissables et reconnues comme de la corruption, d’autres se situeront dans une zone grise. Car les textes sont flous, car la situation est inédite, car la norme culturelle et la normale juridique sont en conflit, car il y a des exemples pires qui relativisent ce «petit» geste incorrect. Ce caractère flou, nous recommandons de l’intégrer dans la définition même de la petite corruption. C’est ce flou qui crée l’opportunité, mais c’est aussi ce flou que les acteurs impliqués dans la corruption entretiennent et nourrissent, qu’ils ne veulent pas dévoiler. Ce flou entraîne évidemment des problèmes au niveau de la mesure empirique d’un côté et de l’action de l’autre. Passons en revue ces deux défis.
En ce qui concerne la mesure empirique, une stratégie adoptée par de nombreux chercheurs a été de faire le choix délibéré d’une conceptualisation plus restrictive. Jusqu’ici, nous utilisons le terme «petite corruption». D’autres travaux mettent plutôt en avant le concept de paiement informel. Prenons l’exemple de la définition de Gaal et al. (2010-traduction): «Les paiements informels sont des contributions directes, qui s’ajoutent aux contributions déterminées par les termes du droit, en nature ou en monnaie, des patients ou tout autre personne agissant pour leur compte, à des fournisseurs de soins, pour des services auxquels les patients ont pourtant droit». Pour Chereches et al. (2013), cette définition présente l’avantage d’être neutre, de ne pas juger, de ne pas chercher à expliquer la motivation des individus. Ceci peut avoir l’avantage d’aider à opérationnaliser sur le terrain et à ne pas froisser les personnels de santé. Le terme de paiement informel est aussi utilisé dans la mesure où les situations de petite corruption ne contreviennent pas systématiquement aux lois en vigueur (il est aussi possible de « jouer » avec les lois).
D’autres chercheurs tentent de prendre le caractère multidimensionnel de front. Stepurko et al. (2010) ont réalisé une revue des articles portant sur la petite corruption de 1990 à 2010. Ils montrent ainsi que la collecte de données sur le sujet a évolué avec les années. Au début, seul le public, de manière générale, et les services de santé étaient impliqués, rejoints plus tardivement par les patients et les officiels. Les méthodes se sont également diversifiées. Une meilleure, mais difficile, prise en compte de la multidimensionnalité semble ainsi se mettre en place à partir des années 2000. Ainsi, les mêmes auteurs proposent, à partir de là, une définition de la petite corruption en plusieurs caractéristiques (qui initie la situation, quelle est la nature de la transaction, à quel moment intervient la transaction par rapport aux soins, quel est le but, quelle est la perception de cette transaction, etc.). De même, dans son rapport de 2016, Transparency International UK établie 37 types de corruption, réunis dans 8 catégories, tout en reconnaissant que chacun de ces types ne fonctionne pas de manière isolée. Selon nous, pour tenir compte de cette multidimensionnalité et de ce flou, les études menées doivent être elles-mêmes multidimensionnelles, prendre en compte le contexte, et lier des approches variées, qu’elles soient économiques, sociologiques, anthropologiques, etc.
La mesure est également complexifiée par la sensibilité du thème de telles études. Les patients, lorsqu’ils sont interviewés dans les structures de soins, peuvent ne pas donner toute l’histoire, par peur de représailles ou parce qu’ils étaient eux-mêmes les corrupteurs. De même, les personnels de santé sont peu enclins à parler de ces pratiques s’ils sont impliqués, craignant d’éventuelles dénonciations et/ou sanctions. S’introduire dans le milieu hospitalier n’est également pas aisé en soi. Les études déjà évoquées au Sénégal et en Côte d’Ivoire ont rencontré cet écueil. Ces difficultés dans la collecte des données impliquent sans doute une incertitude dans l’estimation de l’ampleur et de la fréquence de la petite corruption dans les structures de santé africaines, les chiffres obtenus étant certainement en deçà de la réalité.
Le caractère flou de la petite corruption dû à la tension entre les dimensions affecte également l’action. La question du cadeau nous semble parfaitement représentative. Manifester sa reconnaissance à l’égard du personnel soignant est une pratique courante, en Afrique mais aussi ailleurs. Ceci est d’ailleurs souvent perçu non seulement comme un des avantages du métier par le personnel soignant, mais aussi, dans certains contextes, comme un facteur favorisant la rétention du personnel dans les structures (publiques) de soin. De ce fait, doit-on considérer cela comme de la corruption ou non? Le contexte prend alors toute son importance. Si le don est inscrit dans le cadre de la norme sociale, alors nous nous éloignons de la petite corruption telle que nous l’entendons. Le refus du cadeau peut apparaître comme un manquement à la bienséance, une rupture avec les solidarités considérées comme « normales », voire même un signe que la situation du patient est sans espoir. Toutefois, souvent, le don peut être suscité, même implicitement, par le soignant, ou le patient peut espérer en retour de meilleurs traitements/des faveurs à l’avenir. Comment doit alors se positionner la direction de la structure de santé? Faut-il interdire? Mettre en place une régulation? Les motivations derrière cet acte particulier peuvent être diverses, et difficiles à révéler. Mais c’est justement ce type de flou qui justifie l’intérêt et la nécessité de plus de travaux par des chercheurs et des experts sur le terrain.
Conclusion
Que retenir de tout cela ? Nous ne contestons certainement pas un recours pragmatique à une définition générale de la petite corruption (comme celle souvent utilisée: tout paiement, en nature, en espèces ou sous forme de services, au-dessus du montant/tarif réglementaire). Mais nous exprimons un caveat important: le chercheur ou l’acteur doit être conscient que cette simplicité est réellement simplificatrice.
Nous recommandons la prise en compte des trois éléments importants, que nous avons tenté de dégager dans ce blog :
- La multidimensionnalité est intrinsèque à la petite corruption.
- Cette multidimensionnalité et le flou qu’elle crée expliquent en grande partie la difficulté de mesurer le problème et de concevoir des actions correctrices.
- Toute recherche, toute initiative doit s’efforcer de reconnaître cette multidimensionnalité, sous peine de laisser dans l'ombre une partie des racines du problème.
Ces questions ne sont pas que d’ordre théorique. Il est nécessaire d’interpeller pour prendre le problème à bras le corps et de mieux le comprendre pour ensuite mettre en place des initiatives sur le terrain et établir des plaidoyers auprès des autorités.