Ta thèse porte sur l’analyse de l’émergence et la mise en œuvre du financement basé sur la performance (FBP) au Cameroun ainsi que ses effets sur la disponibilité des médicaments essentiels. Quels sont les principaux enseignements de ta recherche ?
Trois principaux messages émergent de notre recherche.
Le premier est relatif au rôle de ce que l’on peut appeler les "entrepreneurs de la diffusion", ces acteurs, internationaux et nationaux, qui ont préconisé la mise en place du FBP au Cameroun. Ils ont développé un ensemble de stratégies pour structurer le FBP de manière à accroître l'adhésion nationale, afin de stimuler l'émulation et l'apprentissage de cette approche et créer les conditions pour la réussite de la mise en œuvre d’un projet pilote. Premièrement, ils ont soutenu un ensemble de "meilleures pratiques" correspondant à l'approche dite "d'apprentissage par la pratique". Deuxièmement, ils se sont efforcés de i) stimuler l'émulation à travers la création d’un réseau national FBP qui reflète le positionnement des individus et des organisations, et ii) développer le sentiment d'appartenance de ces derniers à une communauté. Troisièmement, ils ont développé des stratégies contextualisées pour induire certaines formes d'apprentissage technique parmi les décideurs. Pour réussir, ils ont eu recours à de nombreuses formes d'influences (financière, idéationnelle, basée sur les réseaux et les connaissances).
Au-delà de cet effort d’entreprenariat politique, il faut rappeler l’influence du contexte dans l’adoption et la mise en œuvre du FBP. Et c’est peut-être mon second message. Nos données montrent que le transfert des agences d’achat des performances (AAP) a favorisé des interactions entre le programme du FBP et le système plus large dans lequel il est ancré. Cette interaction complexe a été identifiée comme un aspect essentiel de la durabilité qui peut éventuellement générer des changements à l'échelle du système au fil du temps. Les intérêts des mandants et des agents, le degré d'opportunisme des acteurs, les perceptions du programme et le style de leadership ont influencé ce qui était (et n'était pas) acceptable. Comme pour tout autre intervention dans le secteur de la santé, le contexte est un facteur important de l'efficacité et de la pertinence d'un programme de FBP. Il ne s’agit pas simplement de l’influence des configurations sociales, culturelles, économique, et d'autres politiques, mais aussi des capacités disponibles, ainsi que de la qualité et la structure du système de santé.
Et un troisième message est relatif à l’influence des acteurs du niveau opérationnel dans la mise en œuvre du FBP. Ils ont leur propre marge de manœuvre. Ils sont donc potentiellement à la fois une ressource et un obstacle possible au changement de politique. La légitimité d'une nouvelle politique doit être reconnue par ces acteurs de terrain, responsables en dernier ressort de la mise en œuvre. Les idées des acteurs du FBP au Cameroun ont façonné la mise en œuvre et les résultats de ce programme en écart de ce qui était formulé. La communication et la consultation autour de tout changement de politique et de pratique sont indispensables pour provoquer l'engagement des acteurs, et doivent prendre en compte leurs perspectives.
Dans tes travaux, tu abordes également l’aspect de transfert du rôle de mise en œuvre du programme FBP des organisations non gouvernementales internationales aux organisations nationales. Quels sont les éléments qui ont joué en faveur de la réussite de ce processus et quelles leçons pour d’autres pays africains qui sont en phase de pilotage du FBP?
Plusieurs éléments ont joué en faveur de la réussite de ce processus, mais il est aussi apparu des éléments qui ont négativement impacté ce processus. Nos analyses de tous ces facteurs nous ont permis d’élaborer une liste des recommandations à l'intention des décideurs qui envisagent de mener un processus de transfert de la mise en œuvre des programmes FBP des organisations internationales vers des organisations locales. Il s’agit notamment de:
- commencer à discuter et à planifier la transition dès le début de la mise en œuvre du projet;
- instaurer un dialogue politique inclusif pour obtenir un engagement et une participation de haut niveau de la part des différents acteurs;
- développer et mettre en œuvre un plan de renforcement des capacités des acteurs locaux (par exemple, formation sur l'intervention à transférer);
- établir dès le départ un plan de transition avec un calendrier d'activités clair;
- élaborer au niveau central, des directives explicites décrivant les objectifs, les acteurs, les sources et les formes de transfert;
- préparer un plan de communication impliquant toutes les parties prenantes, du niveau central au personnel de première ligne;
- établir un cadre juridique pour la conduite du transfert avant de commencer la phase intensive du processus;
- prévoir qu’une période de chevauchement pendant laquelle l'équipe sortante soutient la nouvelle équipe soit mise en place pour faciliter le processus de transition et assurer une plus grande continuité des activités du projet;
- définir clairement un accord officiel de soutien post-transition;
- Les plans de transition doivent inclure des procédures explicites pour absorber les ressources humaines et harmoniser les échelles salariales dès le début afin que le personnel ne soit pas obligé d'accepter des salaires inférieurs ou de faire le choix du départ en pleine transition.
Effectivement, nos données qualitatives suggèrent que la mise en œuvre du programme FBP influence positivement la perception de l’accès aux ME par l’entremise de plusieurs facteurs, notamment une plus grande autonomie des formations sanitaires, une régulation appliquée des équipes cadre de santé, une plus grande responsabilisation des acteurs du médicament et la libéralisation du système d’approvisionnement. Cependant, l'intervention n’a été associée à aucune réduction des ruptures de stock de ME, sauf pour la planification familiale. Nos analyses montrent que ces résultats apparemment divergents sont la conséquence d'un échec partiel de la mise en œuvre du programme et du transfert de l’AAP. Lesquels échecs ont atteint leur apogée juste avant la collecte des données de fin de projet, allant de la perturbation et de l'interruption des services à une autonomie limitée des formations sanitaires dans la gestion des décisions, et à un retard considérable dans le paiement des prestations. Notre méthodologie pour mesurer l’impact du programme sur la disponibilité des ME pourrait aussi expliquer nos résultats. L’approche de l’analyse de la différence des différences repose sur une photographie de deux points dans le temps (données avant et à la fin de la mise en œuvre). Les résultats reflètent donc la réalité de ces deux instants. L’utilisation d’autres méthodologies, par exemple une analyse des séries temporelles, qui montrerait cette réalité dans plusieurs points dans le temps nous aiderait davantage à mieux comprendre la situation. Il s’agit là sans doute des pistes pour les recherches futures.
Par ailleurs, et sur cet aspect de rupture de stock, tu as noté un impact du FBP en ce qui est des médicaments pour la planification familiale ; y aurait-il des raisons particulières et quelles leçons à tirer pour les pays mettant en œuvre le FBP ?
Dans le système d'approvisionnement en médicaments du Cameroun, certaines catégories de médicaments (par exemple celle de la planification familiale) dépendent de programmes financés par des donateurs et sont disponibles gratuitement pour les formations sanitaires. Les programmes verticaux ont démontré une plus grande propension à produire des résultats souhaitables lorsqu'ils sont intégrés dans une intervention de renforcement du système de santé bien conçue et mise en œuvre. Dans notre étude, l'impact positif de l'intervention sur les produits de planification familiale pourrait suggérer des effets synergiques entre le FBP et les programmes verticaux, comme cela a été observé au Mozambique (1). Cela n'a pas été le cas en Tanzanie, où les médicaments fournis par les donateurs (vaccins, ARV et planning familial) n'ont pas été affectés par le programme FBP en raison de difficultés qui échappaient au contrôle des formations sanitaires, tel que la pénurie de ces médicaments sur le marché mondial (2).
Tu as réalisé avec succès tes travaux de recherche avec des publications des résultats dans des revues scientifiques. Y aurait-il des témoignages/conseils à partager avec les jeunes chercheurs africains?
Un doctorat, c’est un long périple. Le candidat doit faire preuve de ténacité mais aussi d’autonomie. Il doit aussi avoir un penchant pour l’initiative, l’action et l’efficacité. Par exemple, si durant sa recherche, il bute dans une impasse, il doit se rendre compte et réorienter ses efforts. Durant mon parcours doctoral, j’ai dû faire face à des défis institutionnels, liés en partie au fait que je n’avais aucun ancrage académique dans mon pays. Cela a constitué une contrainte durant la phase de collecte des données, mais aussi au moment de diffuser nos résultats.
Mon principal conseil aux jeunes chercheurs est qu’il est primordial de prendre le temps de développer ses compétences scientifiques mais aussi ses connaissances des réalités du domaine d’intérêt avant de décider de se lancer dans une formation doctorale. Prendre aussi des risques, c’est important, mais surtout saisir les nouvelles opportunités qui se présentent et bâtir un réseau d’acteurs national sont des ingrédients capitaux permettant de franchir des étapes nouvelles.
Commencer un PhD, bien que voulu et muri pendant quelques années, engendre toujours quelques tensions émotionnelles et cognitives. Dès lors, avoir de la détermination permet rapidement de trouver un équilibre dans cette dualité identitaire. Le choix du sujet est également un aspect majeur du parcours doctoral. Moi j’ai eu la chance que mon sujet soit apparu je dirai de façon naturelle, car il s’est agi pour moi de mettre à contribution mes acquis professionnels pour mieux comprendre, critiquer et me positionner vis-à-vis du débat sur mon champ d’intérêt. Dès lors, capitaliser sur un sujet découlant d’une expérience peut avoir des atouts certains, comme cela l’a été dans mon cas, notamment la maitrise du contexte, mais aussi l’accès aux acteurs, documents, et données. Cependant, cela peut représenter au même moment un défi réflexif important. C’est ici qu’arrive mon second conseil; celui de la nécessité d’identifier les multiples défis réflexifs ou non, au début et tout au long du parcours doctoral, et d’anticiper sur les solutions et les alternatives.
Enfin, et non des moindres, le choix de ou des encadreurs est un élément clé de la réussite d’un doctorat. A partir de mon expérience, sans doute très limitée, ce choix devrait avant tout s’assurer d’une complicité intellectuelle, dans laquelle on retrouve des valeurs morales partagées. L’encadreur doit certes briller par sa rigueur scientifique, mais c’est aussi et surtout ses profondes qualités humaines qui seront déterminantes dans l'aboutissement de votre travail. En ce sens, je dirais que la réussite d'un doctorat dépend avant tout de la relation de confiance et du soutien de l’encadreur.
Terminons notre entretien par les perspectives maintenant que la thèse est désormais derrière toi ; peux-tu nous en dire plus sur ton occupation actuelle et tes projets futurs ?
Merci pour cette importante question. Je suis de ceux qui pensent que l’Afrique doit se rendre à l’évidence que la formation de la prochaine génération des chercheurs doit prendre une dose de la réalité hors du contexte universitaire. Bien qu'historiquement le travail des enseignants ait été considéré comme une "vocation", ce terme ne caractérise plus forcément la nouvelle génération. Beaucoup de nos jeunes d'aujourd'hui veulent donner un "sens" à leur travail. Ils veulent s'engager dans un travail qui à la fois a un impact positif sur ‘l’autre’ ou sur la société en général, et une signification personnelle pour eux. Leurs motivations sont en grande partie de nature intrinsèque, mais la carrière professorale n’est plus perçue comme la seule possibilité de s'engager dans un travail significatif.
C’est fort de ce raisonnement que je milite pour une dynamique de créer des passerelles entre le milieu universitaire et le milieu des pratiques. Je suis co-fondateur de l’organisation Research for Development International. Je travaille en ce moment comme chercheur avec cette organisation qui donne la chance à plusieurs jeunes de faire un tremplin vers une vie professionnelle dans le champs de la recherche, hors cadre universitaire. Mon crédo étant celui d’investir dans la prochaine génération. Depuis quelques mois, je travaille aussi avec le Global Financing Facility (GFF) en tant que Spécialiste Principal Santé où je fournis un soutien technique aux activités opérationnelles pour les programmes nationaux.
Nous te souhaitons bonne chance dans tes nouveaux projets !
Réferences:
(1) Spisak C, Morgan L, Eichler R, Rosen J, Serumaga B, Wang A. Results-Based Financing in Mozambique’s Central Medical Store: A Review After 1 Year. Glob Health Sci Pract 2016: 4: 165– 177.
(2). Binyaruka P, Borghi J. Improving quality of care through payment for performance: examining effects on the availability and stock-out of essential medical commodities in Tanzania. Trop Med Int Health 2016: 22: 92– 102.