Professeur Dagenais pourriez-vous tout d’abord nous présenter votre équipe ?
J’ai été embauché en 2004 à l'Université de Montréal précisément pour développer un programme de recherche sur le transfert de connaissances. Il faut préciser que mon mandat ne porte pas sur le transfert de connaissance comme tel, mais sur la recherche sur le transfert de connaissances. Nous sommes près de 50 membres dans l’équipe RENARD, dont 19 étudiants à la maitrise et au doctorat qui mènent des travaux académiques sur le transfert de connaissances. Ce regroupement est basé à l’Université de Montréal, en partenariat avec six institutions universitaires canadiennes, et il collabore avec des universités internationales, notamment l’Université de Ouagadougou, ainsi que l’Institut de Médecine Tropicale d'Anvers.
Votre équipe a créé la première revue francophone dans le domaine de la recherche sur le transfert des connaissances. Pourquoi cette revue?
L’idée à l’origine de cette revue a émergé de nos collaborations avec un autre groupe de recherche qui s'intéresse à l'utilisation des connaissances scientifiques, mais dans le domaine de l’intervention 'enfance-famille': la Chaire CJM-IU – UQAM d’étude sur l’application des connaissances dans le domaine des jeunes et des familles en difficultés. Nos intérêts étant complémentaires, nous avons mené de nombreuses activités en commun ces dernières années, comme la mise en commun de nos ressources, entre autres, pour procéder à une veille documentaire. Avec eux, nous avons fait le constat qu’il existe très peu de revues spécialisées dans le domaine du transfert des connaissances ou ne publiant que des articles de recherche sur le transfert de connaissances (par exemple "Implementation Science" dans le domaine de la santé, "Evidence and Policy" dans le domaine de la recherche sociale, "Science Communication"…). Mais ces revues sont toutes Anglo-Saxonnes.
Nous avons donc voulu (i) rendre accessible les travaux de recherche sur le transfert des connaissances au lectorat des pays francophones, et (ii) mettre en avant la qualité de la recherche scientifique qui se fait dans ce domaine-là par des Francophones. Un article publié le mois dernier dans le Bulletin de l’OMS montre qu'actuellement sur la Planète, l’anglais est la langue maternelle de 400 millions de personnes, auxquelles se rajoutent environ 600 millions de personnes capables de le parler… Les publications scientifiques étant essentiellement en anglais, cela signifie donc que près de 6 milliards de personnes n'ont pas facilement accès à ces informations de qualité.
Quelles sont les prochaines étapes pour votre revue ? Avez-vous des échéances ?
Nous sommes en phase de démarrage. Il s’agit d’une revue qui sera diffusée seulement en ligne et en continu, un article à la fois. Tout cela demande une infrastructure informatique assez complexe. Nous sommes d’ores et déjà en train de former les personnes qui vont gérer le système de soumission et les publications en ligne. Actuellement nous avons plusieurs propositions de la part de chercheurs, et notre éditorial est prêt. Les premiers articles sont en voie d’être mis en ligne (ce sera ici).
Le Canada semble le pays en pointe en matière de transfert et d’utilisation des connaissances, comment expliquez-vous cela ? Y'a-t-il des leçons pour le reste du monde?
Des leçons je ne sais pas, mais il est certain qu'en matière de recherche et d’activités de transfert de connaissances, le Canada est en pointe, aux côté du Royaume-Uni. Au Canada, cela fait longtemps que les programmes de financement de la recherche sont fortement axés sur un partenariat avec les gens qui peuvent utiliser ces recherches. Les premiers dans ce programme ont été les fonds de recherche québécois, qui ont mis sur pied des équipes de recherche en partenariat telles que l’équipe RENARD, ainsi que le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH), qui depuis déjà une quinzaine d’année s'est mis à financer des partenariats de recherche universités-communautés. Les conditions de financement de ces équipes étaient qu'il y ait une plus-value réelle et concrète pour les partenaires des travaux de recherche; c'est à dire de mener une recherche qui réponde aux besoins des intervenants sociaux. Les instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) sont également très impliqués, eux qui financent une quantité phénoménale de projets de recherche (près de 4000 chercheurs financés par an). Dans près de la moitié de leurs programmes, un plan de transfert des connaissances est exigé. Il existe même des financements spécialement dédiés à des projets d’application de transfert de connaissances. La Fondation Canadienne de Recherche sur les Services de Santé (qui s'appelle désormais la Fondation Canadienne pour l'Amélioration des Services de Santé), au début des années 2000 finançait des activités de recherche où 50% des points des évaluations des demandes qui étaient soumises allaient à la qualité scientifique, et 50% aux retombés pour le milieu partenaire. Ainsi, de nombreuses initiatives indiquent une préoccupation de plus en plus importante par rapport à l’utilisation de la recherche.
Vous avez mentionné que vous avez des partenaires en Afrique, notamment l’Université de Ouagadougou. Quels sont les enjeux du transfert et de l’utilisation des connaissances sur ce continent ?
Sur le continent africain, les enjeux sont différents d’un endroit à l’autre. L’Afrique francophone et l’Afrique anglophone ne sont pas soumises aux mêmes défis, je pense ici notamment à l'accès à une information scientifique de qualité pour les pays francophones. Les pays anglophones ont à ce niveau un obstacle de moins à franchir, celui de la langue. Un point positif est qu'il y'a de plus en plus de revues scientifiques qui sont en libres accès. Des universités ont ainsi aujourd’hui potentiellement accès à beaucoup plus d'information scientifique qu'il y'a quelques années. Mais, là encore, ces revues "open access" sont en anglais.
L’autre enjeu important est le fait qu’il y a encore relativement peu de recherches qui soient faites sur place dans ces pays. Il faut encore bien souvent se contenter de données peu probantes, ou obtenues dans d’autres pays, et dont la pertinence peut donc parfois être remise en cause. Ainsi, le problème se pose à la fois par la faible quantité de recherche et des opportunités réduites de participation des chercheurs locaux. Il y a également un enjeu autour de la formation des jeunes chercheurs. Pour former de bons chercheurs, il faut une bonne base de connaissances, et si la bonne base de connaissance n'est pas là… c’est difficile. Pire encore si l’on travaille avec des chercheurs du Nord et que c'est eux qui prennent le leadership sur tout, et publient sur tout, cela ne fera pas nécessairement avancer les choses dans les pays concernés.
Pensez-vous que les choses avancent?
Elles avancent, lentement, mais elles avancent. De nombreux obstacles demeurent. Pour vous donner un exemple, je pourrais peut être vous parler d’une récente expérience que nous venons de terminer au Burkina Faso. Nous avons implanté fin 2011 un programme de courtage de connaissances. Des choses très significatives ont été réalisées pendant les 2 années et demi de l’expérience, notamment auprès de mutuelles de santé. Ces dernières cherchaient des réponses à certaines questions, des solutions, notamment sur la problématique de l’adhésion. Le travail mené par le courtier a constitué, entre autre, (i) à aller chercher l’information publiée dans les recherches existantes, (ii)à relever les solutions qui avaient été identifiées pour améliorer ou supprimer les barrières d’adhésion aux mutuelles, (iii) et à accompagner les responsables des mutuelles à utiliser ces informations et données probantes pour élaborer et mettre en place des plans d’actions. Au final, ces mutuelles sont parvenues à améliorer leur taux d’adhésion ! Mais ce succès est à relativiser : ce travail a été effectué auprès de décideurs locaux, régionaux. Il n’a pas été possible de monter au niveau central, ce qui constitue bien entendu un obstacle majeur.
Tant que nous n’aurons pas trouvé la façon d'aplanir ces obstacles, tant que nous n’aurons pas réussi à rejoindre le niveau central, nous n’irons pas bien loin. L’expérience nous a prouvé qu’il est possible de bien travailler avec le terrain, et que ça marche bien. Malheureusement il faut encore parvenir à atteindre les décideurs de haut niveau, ceux par qui le signal pour un vrai changement doit provenir.