Jean-Benoît Falisse : Le projet Tuungane est probablement l'un des plus gros projets de reconstruction communutaire (community-driven reconstruction - CDR) jamais mis en place. Est-ce que vous pouvez nous dire comment les choses ont démarré? Pourquoi est-ce que IRC a choisi ce type d'approche?
Vera Quina et François Defourny : En 2006, la République Démocratique du Congo tournait une page importante de son histoire. Les premières élections libres depuis l’accession à l’indépendance devaient sonner la fin d’un délicat processus de transition qui lui-même devait mettre un terme à une longue période de troubles qui aura finalement couté la vie à près de 5,4 millions de personnes. Le conflit le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale. Le programme Tuungane s’inscrit complètement dans ce contexte de reconstruction post-conflit. L’objectif initial était d’améliorer la stabilité et les conditions de vie des communautés de l’Est du Congo affectées par la guerre.
L’approche choisie fut celle de la reconstruction menée par les communautés (CDR) à travers laquelle les communautés décident elles-mêmes des actions prioritaires à mener. En effet, un premier postulat de cette approche est que les populations connaissent mieux que quiconque leurs besoins prioritaires. En adoptant la méthode « CDR », Tunngane entendait donc répondre de manière adaptée aux besoins de base d’une large population touchée par le conflit en tenant compte des spécificités de chaque communauté.
Un second élément fondamental de cette approche est le « learning by doing », autrement dit, l’apprentissage par la pratique. A travers l’identification, le montage et la gestion de projets collectifs, les communautés sont amenées à découvrir les vertus et les exigences de la bonne gouvernance. Elles expérimentent de manière empirique les mécanismes démocratiques de représentation, de passation de marché, de reddition de compte ou encore de gestion collective transparente.
Un tel exercice a pour but à la fois de renforcer la cohésion au sein des communautés en amenant les gens à se réunir autour d’un projet commun, mais aussi de susciter ultérieurement une demande de bonne gouvernance de la part de population à l’égard ses pouvoirs publics.
C’est donc à travers de cette approche de reconstruction menée par les communautés, que Tuungane entendait répondre aux besoins prioritaires des communautés tout en promouvant la cohésion sociale, la gouvernance démocratique locale et la relance économique.
JBF : Il y eu plusieurs phases de Tuungane, en quoi est-ce que les approches ont été différentes, quelles leçons avez-vous tiré de la première phase?
VQ & FD : En 2007, Tuungane a commencé à travailler dans 3 provinces de l’Est du Congo (Sud Kivu, Maniema, Katanga) et sa première phase a duré jusqu’en 2010. La deuxième a commencé en 2011 et ira jusqu’en 2014, avec le Nord Kivu comme nouvelle province d’intervention. Dans ses deux phases, Tuungane mobilise les communautés pour mettre en place des structures de gouvernance locale, établir des plans de développement et organiser les ressources disponibles pour l’exécution de leurs projets prioritaires. A travers ce processus, le programme vise à contribuer à une stabilité accrue dans la région et à promouvoir une meilleure compréhension et pratique des principes de la bonne gouvernance : transparence, participation, inclusion et redevabilité.
Lors de la première phase de Tuungane, de 2007 à 2010, les communautés ont reçu deux subventions, une première de $3,000 pour des projets d’impact rapide au niveau du village et une autre au niveau de groupements de plusieurs villages, cette fois entre $50,000 et $75,000. Chacune de ces enveloppes étaient destinées à répondre à des besoins identifiés par l’ensemble de la population concernée.
Au niveau village, 1812 projets à impact rapide ont vu le jour alors que des projets communautaires de plus grande ampleur, nous en recensons 346. Dans les deux cas, c’est l’éduction qui a été le plus souvent plébiscitée, loin devant la santé et les projets d’eau, hygiène et assainissement.
Tuungane II a beaucoup appris de Tuungane I. Désormais, le programme travaille exclusivement au niveau village, jugé plus « naturel » que les groupements communautaires visés auparavant. Mais aussi l’enveloppe de ce niveau village a été considérablement été revue à la hausse pour passer de $3,000 à $24,000. Les projets ce veulent ainsi plus denses, plus durables et plus complets.
En effet, le programme se focalise maintenant sur l’amélioration des services dont la reconstruction de l’infrastructure n’est qu’une partie. L’approche se veut donc plus holistique mais aussi plus cohérente avec les politiques nationales et locales de développement et de décentralisation. Au Katanga et le Maniema, une nouvelle composante a été lancée. Elle est destinée spécifiquement à stimuler l’interaction entre communauté, entités territoriales décentralisées et services techniques déconcentrés.
JBF : Avec Tuungane, les villages se voient proposer de créer un comité de développement, est-ce que ce n'est pas “encore un comité en plus”? Comment est-ce que Tuungane s'est coordonné avec des initiatives de participation communautaire déjà présentes sur le terrain (comités de parents/élèves, comités de santé, etc.)?
VQ & FD : Tout d’abord, il faut souligner que le processus de décentralisation en RDC est en cours mais encore loin d’être abouti. Les élections locales n’ont pas encore eu lieu. Cela signifie qu’au niveau local, il n’y a pas de d’organe véritablement représentatif que le programme pourrait directement appuyer. C’est pourquoi, Tuungane organise des élections à bulletin secret pour obtenir un comité réellement représentatif de l’ensemble de la communauté, le comité de développement du village (CDV).
Depuis 2011, le programme continue d’intervenir au travers des CDV. Mais ils sont désormais étroitement associés aux acteurs clés de la provision de services publics, que ce soit du côté de l’offre avec les prestataires de service, tels que le directeur d’école ou l’Infirmier titulaire, ou du coté de la demande avec les comités sectoriels existant en santé ou éducation et qui sont censés déjà représenter les intérêts de la population dans ces secteurs particuliers.
Concrètement, pour faire le lien avec le secteur choisi par la communauté, le Comité de Développement du Village de Tuungane (5 personnes) est désormais élargi à 4 membres délégués du comité sectoriel existant en santé ou éducation selon le domaine d’intervention préconisé par la communauté.
Ces comités, Comité des Parents (COPA) ou Comité de développement de la santé (CODESA), sont reconnus et légitimés par la loi congolaise. Ils ont comme prérogative de cogérer les infrastructures sociales de leur secteur (écoles, centres de santé) et suivre la qualité du service qui est y offert. En principe, ils doivent également rendre des comptes à la communauté.
Toutefois, même si les COPA et CODESA sont formellement reconnus par la loi, leur représentativité laisse parfois à désirer (mandat expiré, membres cooptés par les prestataires…). De plus, ils ne jouent pas toujours le rôle qui leur est assigné en matière de contrôle, de redevabilité et de reddition des comptes. Dans ce genre de cas, lorsque le COPA ou le CODESA n’est pas véritablement reconnu comme représentatif par la population, Tuungane fait le lien avec les prestataires de services et leur ministère de tutelle pour les faire réélire et redémarrer sur de bonnes bases.
Suite à l’expérience de Tuungane 1, il s’est avéré essentiel d’avoir un comité de personnes élues par la population pour assurer un « contrat social », un lien de redevabilité, et promouvoir la bonne gouvernance. Si ce comité ne répond pas aux besoins de la communauté et, par exemple, détourne des fonds, la communauté doit le sanctionner. Tuungane insiste beaucoup sur la réaction de la communauté une fois qu’un détournement a été identifié. Si la communauté en assemblée générale ne prend pas les mesures adéquates pour récupérer les fonds et destituer ses représentants malhonnêtes, c’est l’ensemble de la communauté qui peut être exclue du programme.
Enfin, la première phase du programme nous a aussi montré que les chefs de village acceptent ces comités du village comme légitimes et reconnaissent que c’est utile d’avoir un comité choisi par la communauté pour gérer les fonds communautaires.
JBF : L’étude d'impact réalisée par l'université de Columbia et rendue publique en juin ne trouve pas beaucoup d'impact du programme Tuungane. Dans le même temps, un article récent de Tim Harford (The Undercover Economist) publiée dans le Financial Times souligne la performance de Tuungane d'avoir déjà réussi à amener l'aide aux bénéficiaires. Quel est votre point de vue sur l'impact et la réussite Tuungane après plusieurs années dans le projet?
VQ & FD : L’étude de l’université de Columbia reconnaît d’abord que le programme a été mis en œuvre correctement, c'est-à-dire conformément à ce qui était prévu au départ. Avec les fonds de DFID et l’encadrement technique de IRC, les communautés ciblées ont reconstruit avec un certain succès les infrastructures qu’elles jugeaient prioritaires pour leur développement. Au total, 1531 comités ont été élus et formés pour être en mesure d’identifier, de monter et de réaliser leurs projets prioritaires. Ceci a par exemple permis la construction ou la réhabilitation de 2297 salles de classes, 241 centres et postes de santé, 1014 installations de distribution d’eau potable… Etant donné le contexte particulièrement difficile de l’Est de la RDC, ceci est un accomplissement en soit.
Ensuite, l’étude de Columbia se focalisait principalement sur la capacité de Tuungane à changer certains comportements à long terme. Sur ce point, il faut reconnaître que l’étude a trouvé relativement peu d’impact du programme en matière de pratique de gouvernance, de cohésion sociale ou de redressement économique. Mais à vrai dire, ceci n’est pas tellement étonnant. L’évaluation portait sur un période d’intervention effective de 18 mois environ dans chaque communauté. Il était sans doute un peu présomptueux de penser pouvoir changer de tels fondamentaux de la société congolaise en un lapse de temps aussi court.
D’autre part, l’évaluation a mis en évidence certaines lacunes dans le design de la phase 1 comme un niveau de subvention par habitant trop faible pour induire un réel changement ou une trop grande concentration de l’effort sur la reconstruction des infrastructure plutôt que sur l’amélioration des services de bases qui y sont dispensés. Nous avons entendu ces observations et nous avons considérablement réaménagé le programme pour la phase 2 lancée en janvier 2011.