Interview du Dr Ali Alaoui Belghiti, directeur des hôpitaux et des soins ambulatoires et Président de la commission nationale de réduction de la mortalité maternelle et infantile du Ministère de la Santé du Maroc
Bruno Meessen: Un des défis des politiques de gratuité est de trouver la bonne articulation entre la capacité d’impulsion des décideurs politiques et le souci des techniciens de mettre en œuvre des politiques bien conçues. Au Maroc, un de vos rôles est de servir d’interface entre ces deux groupes. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience?
Dr Belghiti: Mon hypothèse est que les personnes en interface entre le décideur politique et le dispositif technique sont des acteurs-clés. Généralement, on limite leur rôle à des « constateurs », à des élaborateurs de documents techniques. Or, le processus de décision politique est interactif : si c’est au ministre que revient d’interagir avec l’environnement extérieur, c’est aux cadres en position d’interface à assumer l’interaction en interne ; c’est même à ce niveau que réside leur marge de manoeuvre. Nous nous sommes inscrits dès le départ dans cette logique : nous avons profité de l’impulsion donnée par la ministre pour faire un maximum en matière de réduction de la mortalité maternelle ; c’est la mission que nous nous sommes donnée.
Dans le processus pour définir le plan d’action, nous avons veillé à être assez large dans les acteurs à impliquer ; aux membres de la commission, nous avons envoyé le signal que nous étions à la recherche d’idées. Les propositions faites ont été appréciées sur base de leur faisabilité financière mais aussi de l’évidence scientifique, y compris internationale. Durant tout ce processus, vu qu’il fallait s’intégrer dans une programmation sectorielle plus globale, nous disposions d’une fenêtre de 6 mois. Il n’était pas possible d’aller loin dans une étude préalable de faisabilité, par contre grâce à la consultation des acteurs au sein de la commission (sociétés savantes, associations professionnelles, agences onusiennes…), nous avons pu exploiter la connaissance existante et assurer la mise en contexte.
A fréquence régulière, nous revenions chez la ministre pour tester le degré d’acceptabilité des idées de la commission nationale. Quand nous sommes revenus avec le montage financier, qui était conséquent, elle a pris sa seconde décision : le plan d’action ne serait pas sujet à l’arbitrage. Il a aussi fallu veiller dans la rédaction de ses décisions, à ce que l’engagement politique soit clair et visible, pas une vague formule en jargon de planificateur. La gratuité de l’accouchement, mobiliser 500 sages-femmes pendant 4 ans, ce sont des engagements clairs pour une ministre. Mais sa consultation de façon régulière faisait qu’elle savait à quoi s’engager.
Comme interface, il faut se donner ce rôle d’acteur actif. Un ministre ne peut connaître tous les tenants et les aboutissants de ses décisions : le ou les cadres techniques ayant un accès au ministère ont une responsabilité centrale dans la formulation de la politique – formulation, politique, deux mots qui rappellent que la décision doit être pensée intensivement. Ceci dit, nous avons aussi eu de la chance : la Ministre a fixé un objectif – réduire la mortalité maternelle – elle a laissé la main aux techniciens sur les stratégies. Je comprends que ce n’est pas le cas dans tous les pays.
Dans votre récent éditorial pour la Newsletter de la Communauté de ²Pratique « Accès Financier », cet aspect de réflexion globale est clair. Les résultats sont également impressionnants. En date d’aujourd’hui, quels sont les défis qui demeurent?
Le Maroc veut aller de l’avant sur la Couverture Universelle, il n’y a donc pas de remise en question de la gratuité. Par contre, il y a une volonté de recadrer la politique. En décembre 2011, nous allons lancer un Régime d’Assistance Médicale (RAMED). Il est destiné à 8 millions de personnes pauvres ou vulnérables, soit 1/3 de la population. Pour financer la couverture de ces personnes, nous allons récupérer la part de la gratuité qui bénéficie aujourd’hui aux personnes aisées ou couvertes par un autre régime d’assurance. Nous avons une vision dynamique de nos politiques. Pour la santé maternelle, nous avons prêché par excès plutôt que par défaut. On va d’ailleurs garder cette philosophie par exemple en rappelant aux hôpitaux qu’il ne faut pas créer de barrière administrative : dans le doute sur le régime de couverture d’une usagère, ce sera sa santé qui compte. Au Maroc, nous avons la chance que le problème n’est pas budgétaire.
Nos lecteurs suivent l’actualité. Nous sommes curieux. Ce qu’on appelle le « printemps arabe » va-t-il avoir un impact sur cette politique ?
Le « printemps arabe » au Maroc est différent du processus des pays de la région. Notre roi a anticipé. Dans la nouvelle constitution, l’accès aux soins est désormais un droit. La couverture universelle est également mentionnée. Ceci nous renvoie à note rôle d’interface. Jusqu’à présent, nous construisions notre plaidoyer sur nos résultats. Nous étions dans un cercle vertueux et grâce à nos succès, nous avions acquis le soutien du ministère de l’économie et des finances. Désormais, nous allons également pouvoir exploiter la constitution pour assurer le plaidoyer.
Le secteur de la santé – le faible accès aux soins en particulier – était une des doléances des gens qui sont sortis dans la rue. Le prochain gouvernement n’aura pas le choix : il devra mettre la santé comme priorité. Ce sera désormais dans un cadre de droit, d’obligations ; cela donnera à la société civile des arguments constitutionnels.
Nous devons jouer notre rôle comme technicien dans l’interaction avec le nouveau ministre - si il ou elle fait une bonne lecture de la constitution, cela ne pourra que renforcer ce programme.