Serge Mayaka (Ecole de Santé Publique Kinshasa, doctorant à l’Université Catholique de Louvain) interviewe Maria Bertone (doctorante à la London School of Hygiene & Tropical Medicine) et Bruno Meessen (IMT, Anvers) sur leur récent article présentant un cadre d'analyse pour étudier les liens entre les arrangements institutionnels et la performance des systèmes de santé, avec une application à deux expériences FBP au Burundi.
On peut dire que votre article tombe à point nommé pour le débat sur le Financement Basé sur la Performance (FBP). Pourriez-vous nous résumer ses messages principaux?
Maria Bertone: Le papier poursuit deux objectifs. C’est tout d’abord une contribution sur le plan conceptuel. Il s’agit d’articuler différents concepts issus de la Nouvelle Economie Institutionnelle pour faciliter l’étude des systèmes de santé. Concrètement, le papier propose un cadre d’analyse simplifié pour analyser des modifications des arrangements institutionnels structurant un système de santé. L’article comporte, à titre illustratif, une application du cadre d’analyse à deux expériences pilotes de FBP au Burundi. Cette application au FBP permet dès lors l’atteinte d’un 2° résultat : dégager des leçons sur des enjeux de design et de mise en œuvre du FBP. L’atteinte de ce second résultat valide d’une certaine façon notre proposition théorique.
Si l’article n’apportera probablement pas beaucoup au FBP du Burundi (depuis cette étude, un modèle unifié a été mis en place à l’échelle du pays), certaines leçons plus génériques peuvent être intéressantes, par exemple en matière d’évaluation des dispositifs FBP. Si nous ne contestons pas la nécessité d’études d’impact, l’article rappelle que la configuration institutionnelle de chaque FBP est différente et que chaque étude d’impact devra donc être interprétée en tenant compte de la nature particulière de ce dernier.
Plusieurs auteurs ont récemment prôné l’approche des « systèmes adaptatifs complexes » pour étudier les systèmes de santé. Une telle suggestion a été faite pour le FBP, notamment pour dégager les effets inattendus. Avez-vous répondu à leur recommandation?
Bruno Meessen : Je ne suis pas très familier avec cette approche; je serais curieux de voir ce qui pourrait en sortir, après application au FBP. La seule chose que je puisse en dire est que ce serait une erreur de l’adopter avec le présupposé qu’on serait en manque de clés pour comprendre le FBP, ses intentions et ses effets. Le message sous-jacent de notre article est que la Nouvelle Economie Institutionnelle est un corpus théorique puissant pour mieux comprendre comment réformer les systèmes de santé. A titre personnel, je peux en tout cas dire qu’elle m’a aidé à structurer ma propre réflexion théorique et politique ces dix dernières années.
A cet égard, peut-être l’article va-t-il aussi évacuer un malentendu. Ça va surprendre certains médecins lisant cet interview, mais j’ai déjà entendu la critique que « le problème du FBP est qu’il a été conçu par des médecins, pas par des économistes de la santé: les concepteurs ne connaissent pas la vaste littérature sur les mécanismes de paiement». Avec cet article, nous voulions montrer qu’au contraire, les fondements théoriques du FBP sont substantiels. Ils sont peut-être même plus englobants que la littérature de l’économie de la santé : de fait, pour traiter des questions comme la redistribution des rôles dans un système ou l’introduction de nouvelles règles du jeu, l’économie des organisations (organisation economics) est une boîte à outils bien plus étoffée.
Maria, quelle suggestion ferais-tu à un jeune chercheur qui voudrait appliquer ce cadre d’analyse, par exemple s’il aborde le FBP dans un contexte différent de celui du Burundi ?
Adapter et appliquer le cadre analytique à une situation précise a été un exercice stimulant. Cela m’a forcé à regarder les deux expériences depuis une nouvelle perspective. J’ai été surprise par le fait qu’il m’ait permis de découvrir de nouveaux aspects et de mieux comprendre pourquoi les deux dispositifs fonctionnaient différemment.
Je dirais que l’application du cadre nécessite certaines notions théoriques et une compréhension du programme de la Nouvelle Economie Institutionnelle. Au mieux, nous avons là un « squelette », il reste à chaque chercheur de mettre la « chair » dessus. Si un bagage en sciences sociales est sans doute souhaitable, nous espérons que le papier va faciliter le dialogue entre économistes et théoriciens des systèmes de santé. Il permet en tout cas d’établir des liens avec des travaux antérieurs (par exemple ceux de Thomas Bossert sur les droits décisionnels) et contemporains (par exemple ceux de Kenneth Leonard sur la motivation).
Les jeunes chercheurs apprécieront sans doute la démonstration que les études de cas sont légitimes en matière de FBP. On pourrait certainement faire plus d’études de cas comparatives.
Bruno, Maria parle de « squelette ». Dans quelle direction, vois-tu les développements scientifiques, en particulier dans le domaine du FBP ?
BM: Les développements possibles sont multiples. Ma recommandation aux chercheurs qui ne veulent ou ne peuvent conduire une étude d’impact est de se concentrer sur ce qui pourrait expliquer que l’on n’obtienne pas ce qu’on l’espérait obtenir avec le FBP (ou que l’on obtienne quelque chose que l’on ne voulait pas obtenir !). Les raisons de « plantage » d’un dispositif FBP sont multiples, mais elles s’inscriraient probablement dans trois grandes catégories (non-exclusives): soit c’est le design qui était mauvais, soit c’est le processus de mise en œuvre qui a été inapproprié, soit c’est la théorie FBP qui est défaillante.
Notre cadre d’analyse vise avant tout à étudier les erreurs du premier type : une inadéquation entre un design et un contexte, qui aboutit au final à un résultat sous-optimal. Autrement dit, le FBP était mal conçu (par exemple, parce qu'on a fait du FBP en couper/coller). A cet égard, les développements du cadre d’analyse pourraient aller vers plus de détails dans la description des arrangements institutionnels, des droits de propriété ou des rapports de force entre acteurs.
Il y a ensuite les erreurs du second type, lors de la mise en oeuvre. Comme la montré la littérature récente sur les gratuités des soins, documenter ces problèmes est relativement trivial et il ne faudra probablement pas s’encombrer d’éléments trop théoriques. Je ne suis pas sûr donc que notre cadre d’analyse sera d’une grande utilité.
Mais il existe un troisième type d’erreurs : celles qui découleraient de faiblesse dans la théorie sous-tendant les propositions FBP. La recherche peut aider à réduire ce risque en consolidant les bases théoriques du FBP. Des chercheurs bien équipés en sciences humaines et méthodes empiriques pourraient creuser les mécanismes d’ordre plus psychologique, notamment les aspects motivationnels et cognitifs. La « théorie FBP » repose en effet sur l’hypothèse de l’homo oeconomicus. La force de cette dernière en termes de modélisation et prédiction n’est plus à démontrer, mais elle reste une simplification de la psychologie humaine). Notre cadre laisse ainsi indéterminée la question de l’interaction entre la motivation extrinsèque et la motivation intrinsèque. Nous ne disons rien non plus sur comment les individus modifient leurs préférences, développent des attentes ou traitent l’information qu’on leur dispense. Ce sont des aspects qui peuvent peser (dans un sens comme dans un autre) dans l’efficacité d’une révision d’arrangements institutionnels. C’est sans doute le programme de recherche le plus ambitieux, qui demande de se défaire de ses propres convictions et de s’appliquer dans ses travaux empiriques. Quelqu’un comme Kenneth Leonard montre la voie.
Revenons maintenant à votre étude au Burundi. Maria, peux-tu nous résumer les principaux résultats de la comparaison des deux expériences Fbp de Ngozi et Bubanza?
MB: Notre analyse explique comment et pourquoi les deux dispositifs ont fonctionné différemment. J’insisterais sur trois résultats.
Le premier porte sur le rôle de l’agence d’achat. Nous montrons que son rôle a été organisé de façon différente dans les deux projets. A Ngozi, la fonction d’achat était tenue par un comité constitué de représentant de l’agence de mise en œuvre (l’Institut Tropical Suisse) et la hiérarchie sanitaire locale, sous la présidence du directeur de la province sanitaire. A Bubanza, la fonction a été assignée à une agence indépendante gérée par l’ONG (Cordaid). Cette seconde approche a permis une définition bien plus claire des responsabilités et limité les conflits d’intérêt ; son inconvénient est qu’elle a abouti à une transfert excessif de « droits décisionnels » (un concept-clé dans la Nouvelle Economie Institutionnelle) à une agence externe à la structure de l’Etat. Pour la petite histoire, la question de l’identité de l’acteur qui doit détenir la fonction d’achat a suscité un débat très vif au Burundi en 2009. Au final, le Ministère de la Santé et ses partenaires ont innové et opté pour un modèle mixte sécurisant tant l’implication de l’Etat que celle d’acteurs externes.
Deuxièmement, notre analyse montre que le support et la guidance fournis aux formations sanitaires lors de l’introduction d’un dispositif FBP – ce qui est souvent référé sous le vocable de coaching par les experts FBP- sont clés pour le succès d’un FBP. En effet, il est crucial d’aider les prestataires de soins à comprendre la teneur des nouvelles institutions, des nouvelles règles du jeux, qui sont mises en place. Dans notre analyse, il apparaît que le coaching est en fait un mécanisme ‘soft’ mais puissant dans l’imposition (enforcement en anglais) et l’adoption des nouvelles règles du jeux. Dans les interventions FBP, il est souvent pensé que la vérification est le principal mécanisme d’imposition des règles – notre analyse montre que les agences d’achat ont en fait une palette d’instruments.
Ceci nous amène à notre troisième leçon. Un de ces instruments est la rhétorique. Nous avons découvert une relative divergence entre cette dernière et les pratiques concrètes des acteurs sur le terrain. Par exemple, à Bubanza, les experts interviewés mais aussi leurs documents de référence mettaient en avant le concept de la ‘boîte noire’, qui réfère à l’autonomie totale des prestataires dans leur utilisation des ressources financières collectées grâce au FBP. En pratique, le coaching que l’agence d’achat ainsi que certains outils de gestion (comme le ‘business plan’, qui dans le « langage FBP » réfère à un plan d’actions) réduisent cette autonomie. Il ne s’agit pas ici de dire que le coaching ou les plans d’action sont inutiles – que du contraire ! – mais de montrer combien ce qui est mis en œuvre peut diverger du plan et de la rhétorique. D’autres chercheurs, comme Freddie Ssengooba dans son analyse de l’expérience pilote en Ouganda (qui pour rappel, n’était pas un FBP comme on l’entend aujourd’hui en Afrique), avaient déjà montré une divergence entre le plan et la mise en œuvre ; il l’expliquait par les difficultés de mise en œuvre.
La situation que nous décrivons est différente. Elle est plutôt analogue à celle identifiée par Jean-Benoît Falisse relativement au mécanisme de ‘voix des usagers’, qui n'est peut-être pas aussi effectif qu'on ne le prétend. Notre analyse institutionnelle suggère que la rhétorique est en fait un mécanisme cognitif clé pour imposer les nouvelles règles du jeu. Au stade initial d’introduction d’un FBP, une rhétorique cohérente, radicale et forte va aider à marquer le changement avec le passé, à clarifier la teneur des nouvelles règles du jeu. Ceci jette une autre lumière sur la rhétorique « FBP », qui nous le savons, irrite certains observateurs : elle a une fonction interne pour faciliter l’adoption des nouvelles institutions.
Aux lecteurs de juger, mais nous pensons que ces trois exemples montrent qu’une analyse institutionnelle approfondie des expériences FBP peut être riche d’enseignements. Nous sommes certainement curieux de connaître leur avis.