La Belgique est un petit pays compliqué. Hormis quelques musées situés à Bruxelles qui relèvent du gouvernement fédéral, les musées sont sous la responsabilité du niveau décentralisé. La Belgique a donc plusieurs ministres de la culture, avec des compétences bien distinctes.
Il y a quelques semaines, le directeur du musée de la photographie à Charleroi – un des musées de la photographie les plus anciens et réputés en Europe - a poussé un ‘coup de gueule’ contre sa Ministre de tutelle.
Dans beaucoup de pays européens, le monde de la culture vit une relation ambiguë avec le pouvoir politique : d’une part, la culture est largement subventionnée par l’Etat, ce qui impose de maintenir des relations de ‘proximité’ avec le niveau politique (qui décide des subventions et du contenu des contrats-cadres) ; d’autre part, les professionnels du secteur de la culture et de l’art sont sans doute les personnes les plus jalouses de leur autonomie et de leur indépendance. Quand le conflit éclate, ça fuse.
Mr Canonne, le directeur du Musée de la Photographie, a donc exprimé son désaccord avec la décision de Madame la Ministre. D’une part, il s’inquiète que la gratuité, sous cette forme et dans le contexte actuel, mette en péril l'équilibre budgétaire des musées. D’autre part, il regrette que l’on ne dispose pas d'études prouvant que c'est cette forme de gratuité qui est la plus efficace pour atteindre les buts poursuivis. Sa lettre est assez ‘directe’ ; la Ministre a demandé au conseil d’administration du musée d’envisager la révocation du directeur.
Pour mieux comprendre les enjeux (et en tirer des leçons pour le secteur de la santé en Afrique), j’ai contacté deux musées. Sophie Laurent travaille au Musée Félicien Rops de Namur (1). Christelle Rousseau est conservatrice au Musée de la Photographie à Charleroi.
Mon interview par email a en fait été faite en janvier 2012, lors d’une première campagne de Mr Canonne contre la décision de sa ministre. L’écriture de ce blog a traîné. Je l’ai terminé, vu le retour du débat dans l’actualité récente.
Pratiquez-vous la politique de gratuité un dimanche par mois ? Quel public vient ce jour-là au musée ? Est-ce une clientèle défavorisée ou est-ce votre public traditionnel de personnes cultivées, plutôt issues des milieux sociaux aisés ?
CR : A l'origine cette mesure de gratuité en Communauté française faisait suite à une résolution de 2004 du Parlement de la Communauté française visant à faciliter l'accès aux musées aux publics fragilisés ou défavorisés. En mai 2006, la Ministre de la Culture a lancé cette mesure de gratuité des 1ers dimanches et du public scolaire dans une seule catégorie de musées. Après un démarrage difficile pendant 2 à 3 ans, les dimanches gratuits ont commencé à attirer un peu plus de monde qu'un dimanche normal mais sans que ça soit non plus la foule...
Il n'y a pas eu d'étude menée sur l'impact réel de la gratuité et sur les publics qui en profitent, malgré la demande faite à la Ministre par le Conseil des Musées en 2010. Nous ne pouvons nous baser que sur notre seul ressenti. Il est clair que la grande majorité des personnes visitant le musée le 1er dimanche du mois sont celles qui profitent de l'effet d'aubaine et qui seraient venues un autre dimanche en l'absence de cette mesure de gratuité. Il y a sans doute une petite partie des visiteurs qui ne seraient pas venus si ce n'était pas gratuit, mais c'est une part très minoritaire du public.
SL : Au Musée Rops, on pratique bien la politique du « 1° dimanche du mois gratuit ». On combine à cela souvent à une visite guidée gratuite (souvent complète, on doit refuser du monde). Le public qui y vient est soit un public d'habitués, soit des visiteurs qui n’étaient pas au courant de la gratuité. Dans les deux cas, on demeure dans notre public-type : des personnes avec des habitudes culturelles déjà bien ancrées.
Pourrait-on réaliser un meilleur ciblage. Faudrait-il, par exemple, programmer le jour gratuit un autre jour de la semaine? Un mercredi par exemple, pour s’ouvrir aux familles ?
SL : Pour ce qui concerne le musée Rops, déplacer le jour gratuit sur un mercredi ne changerait rien: le musée Rops n'est pas LE musée familial par excellence, comme peut l'être par exemple le Musée des Sciences Naturelles de Bruxelles : entre les fossiles d’iguanodons de Bernissart et la réputation sulfureuse de Rops, les grands-parents n'hésitent pas longtemps! Dommage car son œuvre permet d’aborder bien des aspects de la vie et la société du 19e siècle.
CR : Oui, le déplacement le mercredi permettrait à des grands-parents qui sont "de corvée gardiennage" de venir avec leurs petits-enfants, mais surtout cela permettrait à des associations œuvrant dans le domaine social d'organiser des visites au musée qui allieront coût minimum et accompagnement intellectuel.
SL : De fait, le prix d'accès n'est qu'une des barrières qui "empêchent" certaines personnes de venir au musée: il y a bien d'autres freins : psychologiques, culturels, intellectuels, ... qui font que même avec la gratuité, certaines personnes ne viendront jamais au musée. Il ne faut pas réduire la question de l’accessibilité à la seule gratuité. C'est pour cela que depuis 5 ans, nous nous sommes lancés dans un programme de médiation appelé "Osez le musée Rops!", qui offre des modules de 2 heures entièrement gratuits (visite adaptée et atelier créatif) aux associations sociales travaillant avec les populations vulnérables. Et depuis 4 ans, nous sommes complets! C'est un public qu'il faut vraiment prendre par la main, soutenir, encourager, certains ont une estime d'eux-mêmes tellement faible! En ce qui concerne les visites guidées, c'est très enrichissant mais parfois éprouvant: il faut mettre beaucoup d'énergie et de conviction, peser chaque mot, s'adapter un maximum : certains thèmes abordés par Félicien Rops – érotisme, nudité, prostitution, alcoolisme – sont des sujets délicats !
Quels parallèles j’en tire avec le secteur de la santé en Afrique ?
1. Cette politique de gratuité dans les musées n’a pas été évaluée. Il n’y a pas de données chiffrées pour apprécier qui en bénéficie. A cet égard, on fait parfois mieux en Afrique – mais pas toujours. Connaître le profil des bénéficiaires des politiques de gratuité est pourtant un élément crucial pour apprécier leur pertinence.
2. Pour des raisons multiples, les consommateurs des ‘musées publics’ semblent avant tout issus des classes aisées. Introduire la gratuité génère un effet d’aubaine pour ces derniers. Le musée ne conquiert pas de nouveaux usagers et subit une perte en termes de recettes. Cela ne fait fait-il pas écho avec certaines gratuités au niveau des hôpitaux nationaux en Afrique?
3. Les directeurs et le personnel des musées sont conscients que leurs usagers viennent des classes aisées. Insatisfaits avec cette réalité, ils s’organisent pour s’ouvrir à des couches de population moins favorisées. L’expérience leur a appris que pour les groupes sociaux défavorisés, la stratégie doit être holistique et s’attaquer aux différentes barrières – il faut prendre ces usagers non-spontanés par la main, par exemple en leur offrant une visite guidée adaptée à leur profil. Ceci me rappelle la stratégie des fonds d’équité qui insiste sur l’importance d’avoir des assistants-sociaux dans les hôpitaux, de payer les frais de transport pour rejoindre l’hôpital, de fournir des appuis sur mesure !
4. Les politiques de gratuité sont trop souvent dictées par le niveau politique sans consultation des prestataires de services concernés. Ceci conduit à une non-prise en compte de leurs contraintes, mais aussi de leurs idées. Comme le dit l’association « Musées et Société en Wallonie » dans sa lettre à la Ministre : « Un service public supplémentaire appelle des moyens publics complémentaires. Il serait d’ailleurs dommage que votre mesure linéaire s’applique au détriment d’autres pratiques d’accessibilité généreuses, parfois bien plus pertinentes. Pour de nombreux acteurs du secteur muséal, le concept d’accessibilité dépasse largement la simple question du prix du billet d’entrée et nous vous invitons à y réfléchir avec nous. »
5. Ce débat ouvert et franc sur les défauts de cette mesure politique – nous le devons à la liberté de parole, à l’autonomie légale des musées et à la presse indépendante prévalant en Belgique. La séparation des fonctions, concept chère à la communauté de pratique du Financement Basé sur la Performance est une clé importante pour améliorer nos sociétés... bien au-delà du seul système de santé.
Réflexion finale
A l’heure de conclure ce texte, il semble donc que l’idée d’organiser un ciblage des populations défavorisées sur une base temporelle n’est pas une option pertinente dans le secteur de la culture. Je me suis demandé si le modèle pourrait marcher dans la santé (ex : gratuit certaines heures de la journée ou un jour de la semaine), je dois avouer que je n’ai pas trouvé de situations où cela ferait sens, même pour les actes programmables.
Mais peut-être certains de nos lecteurs ont des expériences à partager ?
(1) : Félicien Rops est un des grands artistes symbolistes du 19° siècle. Son œuvre est diverse ; il est notamment connu pour ses gravures érotiques (désolé, j’ai cherché des liens internet, mais je n’ai rien trouvé). Le musée Rops s’est spécialisé sur l’art du 19° siècle, c’est une étape culturelle sympa si vous passez à Namur.