Dans ce blog post, Bruno Meessen (IMT, Anvers) revient sur les lacunes observées dans les processus de mise en place des initiatives de gratuité dans de nombreux pays africains. Il distingue des leçons utiles pour l’agenda de la couverture universelle à destination des gouvernements africains, de la communauté internationale et des chercheurs.
En 2009, à la demande de l’UNICEF, j’ai eu le plaisir de coordonner une étude sur les politiques de gratuité des soins dans 6 pays africains. Les résultats furent publiés dans un supplément de la revue Health Policy & Planning, avec d’autres articles traitant du même sujet. Notre étude multi-pays était relativement modeste dans ses ambitions : il ne s’agissait pas de documenter l’éventuel impact de ces politiques, mais plus commodément, d’apprécier dans quelle mesure la formulation et la mise en œuvre de ces politiques avaient respecté une série de bonnes pratiques de politique publique. Dans l’ensemble, notre évaluation n’était pas très positive. Si l’analyse confirmait la motivation des leaders des pays étudiés à prendre des actions fortes pour réduire les barrières financières, elle mettait en lumière le caractère précipité de leurs mesures et les moyens insuffisants (notamment en termes de temps, financement, mesures d’accompagnement et expertise d’appui) accordés aux techniciens nationaux pour assurer que ces politiques soient bien conçues et bien mises en œuvre. Nous nous inquiétions des possibles conséquences de ces manquements sur l’efficacité et la pérennité de ces mesures politiques.
Cette étude a certainement eu au moins un effet tangible : elle nous a fait prendre conscience du gros travail qu’il restait en termes de partage des savoirs sur les questions de mise en œuvre des politiques de financement. C’est à la réunion de restitution à New-York que fut proposée l’idée de lancer une communauté de pratique consacrée aux politiques de gratuité. De fil en aiguille, la CoP Accès Financier fut créée. Vous connaissez ses travaux si vous suivez, notamment, ce blog.
Mise en oeuvre des gratuités des soins: état des savoirs en 2013
La problématique de la formulation et de la mise en œuvre des politiques de gratuité est restée un domaine d’investigation relativement intense ces dernières années. Cela est vrai pour la CoP comme un groupe (cf. l’atelier de Bamako en 2011 et une conférence scientifique à Ouagadougou prévue pour novembre 2013), mais aussi pour plusieurs équipes de chercheurs. A ce niveau, je me permettrais de mettre en exergue les études récentes de Valéry Ridde (Université de Montréal) et de Sophie Witter (Université d’Aberdeen), deux auteurs prolifiques dont les travaux avaient d’ailleurs déjà nourri l'étude multi-pays.
Début 2013, a été publié un numéro d’Afrique Contemporaine présentant les résultats d’un projet de recherche à méthodes mixtes mené par Jean-Pierre Olivier de Sardan et Valéry Ridde. Le numéro rapporte différentes observations faites par les équipes de recherche, notamment du LASDEL, sur les politiques d’exemption au Burkina Faso, Mali et Niger. Différents articles sont à signaler dont un sur la perception des acteurs au Mali, une "cartographie" des politiques de gratuité en Afrique de l’Ouest (qui montre que tous les pays en font) et une étude montrant les problèmes de décapitalisation des centres de santé au Niger.
L’article de synthèse s’intitule « L'exemption de paiement des soins au Burkina Faso, Mali et Niger : Les contradictions des politiques publiques ». Le titre reflète assez bien le ton général du numéro. Voici un extrait :
Les exemptions de paiement ont été des décisions nationales, revendiquées comme souveraines, et mises en place par les techniciens nationaux sans aide particulière de l’extérieur, ce qui est plutôt rare dans l’histoire des politiques de santé. Mais ces mesures ont été décidées dans une grande précipitation. La décision a été politique avant d’être technique, annoncée soudainement et de façon publique, prenant de court et par surprise, non seulement les agents sur le terrain, mais aussi les techniciens des ministères.
(Olivier de Sardan & Ridde 2012)
Quelques mois plus tôt, Valéry Ridde, Ludovic Queuille et Yamba Kafando avaient par ailleurs bouclé le rapport final du projet collectif intitulé «Capitalisations de politiques publiques d’exemption du paiement des soins en Afrique de l’Ouest». Ce projet est à signaler à au moins deux titres : outre la connaissance qu’il a générée, il a le grand mérite d’avoir reposé sur une démarche impliquant les experts-pays (des cadres des ministères de la santé, des experts d’ONG impliquées dans les expériences de gratuité et des chercheurs). L’étude transversale a porté sur 7 pays (Bénin, Burkina Faso, Ghana, Mali, Niger, Sénégal et Togo). Elle aussi se concentrait sur les enjeux de mise en œuvre.
Le ton général du livre est plus positif que l’ouvrage précédent. Le chapitre de synthèse, également disponible en anglais, identifie, pour six des pays d’étude, les difficultés majeures rencontrées dans les processus de mise en œuvre mais aussi les innovations. Un extrait :
« Si les principes sur lesquels se fondent ces politiques semblent bien appréciés, le personnel de santé ne cache pas son insatisfaction à l’égard de leur mise en oeuvre. Au Burkina Faso, il se plaint du manque de matériel médico-technique tandis qu’au Sénégal et au Niger, les plaintes portent sur les retards importants dans le remboursement des actes effectués gratuitement pour les patients. Ailleurs, les agents se plaignent de la rupture des stocks de certains intrants, comme pour les ACT au Mali. Enfin, dans la majorité des cas, les agents réclament des primes financières pour justifier la hausse de leurs activités cliniques ou administratives à la suite des politiques d’exemption du paiement. Notons que ces aspects financiers des primes pour le personnel de santé n’ont été pris en compte dans aucune politique. »
(Ridde et al. 2012)
De son côté, Sophie Witter a, en 2012, publié une étude, portant sur la politique de gratuité des césariennes et des soins pour les enfants de moins de 5 ans au Soudan, un pays relativement peu documenté en santé internationale. Son étude met en exergue, à nouveau, de grosses faiblesses au niveau de la mise en œuvre.
La politique de soins gratuits pour les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans qui a été lancée en 2008, a clairement souffert d'un certain nombre de contraintes qui ont conduites à une mise en oeuvre inégale et mal exécutée. Parmi ces contraintes, se distinguent en particulier le financement inadéquat et le manque de spécification claire de comment la politique devait être mise en oeuvre.
(Witter et al 2012, notre traduction)
Quatre remarques, avant d’aller à ma lecture personnelle. Un, on peut noter que le ton général des travaux scientifiques sur les politiques de gratuité reste relativement positif. Ni pour les auteurs eux-mêmes, ni pour ce qui me concerne, il ne s’agit de discréditer ces politiques nationales. Deux, ces études confirment qu’il y a bien sûr une certaine hétérogénéité dans les expériences nationales : certains gouvernements s’y sont pris mieux que d’autres et ils ont pu en récolter les fruits. Trois, quand on identifie les faiblesses dans une formulation ou une mise en œuvre, il faut se garder de tout fatalisme. On sait aujourd’hui que certaines expériences qui avaient assez mal démarré ont, ultérieurement, été revues profondément pour encore mieux consolider l’accès pour les groupes vulnérables. Le cas du Burundi – qui a fusionné sa gratuité sélective et son financement basé sur la performance – est le cas le plus connu. Quatre, il semble que certains pays s’étant lancé plus tard dans la gratuité ont pu bénéficier des diverses recommandations en faveur d’une plus grande préparation des politiques. C’est certainement le cas de la Sierra Leone, même si de nombreux défis demeurent.
Ces quatre remarques faites, nous voici quand même avec un échantillon de 11 expériences-pays documentées qui nous racontent la même histoire : les initiatives de gratuité en Afrique ces 10 dernières années ont été des politiques publiques voulues par les présidents, menées sur ressources nationales, mais conçues dans la hâte et mises en œuvre en tenant trop peu compte des considérations techniques et opérationnelles de rigueur. Certaines de ces politiques sous-financées sont désormais en danger.
Ce qui a changé au niveau des pays
Nous devons apprécier à leur juste valeur le fait que ces politiques nationales aient marqué une reprise de l’initiative par les présidents et les gouvernements africains dans le domaine de la santé. Dans de nombreux pays, hormis le poste des salaires, l’Etat s’était désengagé de son secteur de la santé pendant plus de deux décennies ; le recouvrement des coûts, la privatisation des soins et l’aide internationale avaient laissé l’illusion que le financement de la santé pouvait se passer d’un financement collectif national. Plus prosaïquement, les caisses des Etats étaient vides.
Nous en sommes revenus : la tarification des soins aux usagers – qui va encore jouer un rôle important, malgré les critiques – a montré ses limites ; la privatisation des soins est, en de nombreux pays, non-maîtrisée par l’Etat et la crise des finances publiques dans les pays riches ne laisse guère d’espoirs du côté de l’aide internationale. Plus fondamentalement, la croissance économique créée de nouvelles marges de manœuvre budgétaire sur l’ensemble du continent.
Nous devons toutefois nous assurer que ce réengagement des autorités nationales se fasse selon les meilleurs termes, avec budgétisation à la hauteur des déclarations, rigueur et vision à long terme. Il est ainsi certainement possible de construire sur les engagements pris, conjointement par les Ministres de la Santé et les Ministres des Finances à Tunis en juillet 2012. On peut également exploiter la dynamique mondiale en faveur de la couverture universelle. Mais pour construire le futur, nous devons aussi tirer les leçons des expériences récentes.
Deux réflexions pour l’agenda politique de la couverture universelle
Une première leçon est destinée aux décideurs politiques (s’ils nous lisent !): sachez que la hâte est une ressource à utiliser avec prudence en matière de financement des soins. Du leadership et des coups d’accélérateur au niveau national sont les bienvenus, mais ils ne doivent pas compromettre l’initiative elle-même ou tout ce qui a été fait précédemment pour renforcer les systèmes de santé. La couverture universelle ne se construira pas à coup d’effets d’annonce – c’est la persévérance qui compte.
Le manque de dialogue qui caractérise l’empressement politique peut du reste créer des antagonismes qui n’ont pas lieu d’être. Il serait regrettable que des acteurs qui se consacrent quotidiennement, de façon créative et pragmatique, à renforcer les systèmes de santé - qu’ils soient en première ligne, dans la mise en œuvre au niveau intermédiaire, national ou en appui – deviennent une force d’opposition à la couverture universelle. Le vif débat qui a animé la communauté de pratique FBP après l’annonce du vote de la récente résolution sur la couverture universelle à l’Assemblée Générale de l’ONU le 12 décembre 2012 a été informatif à cet égard.
Nous voyons aussi une leçon à destination des acteurs internationaux qui promeuvent la couverture universelle. Vous devez peut-être revoir votre dosage d’efforts en termes de mise à l’agenda et d’accompagnement technique. Nous avons l’impression que le déséquilibre en faveur de la mise à l’agenda persiste : alors que ça 'buzze' sur Twitter, que ça se mobilise à Beijing et qu’on promeut la couverture universelle à l'ONU, la communauté de l’aide offre de facto peu d’appui sur le terrain. Ne soyons alors par surpris que les présidents s’enthousiasment, que la machine politique s’emballe et qu’ils « mettent la charrue avant les bœufs ».
L’option de concentrer vos efforts sur la mise à l’agenda sont peut-être adaptés à la situation des pays à revenu intermédiaire – ces derniers ont sans doute les marges budgétaires et les capacités techniques à la hauteur de leurs ambitions. Mais ce déséquilibre d’effort est problématique dans les pays pauvres. Or il est difficile de compartimenter le monde en matière de mise à l’agenda : les messages forts circulent vite et portent loin.
Vous m’avez compris : nous plaidons pour une bien plus grande prise en compte des défis spécifiques aux pays africains, en particulier ceux dont la gouvernance est encore en construction. Attention, nous ne plaidons pas pour une super-agence ; ce modèle est caduque. Nous sommes convaincus que l’effort doit reposer sur un modèle plus collaboratif exploitant l’expertise présente sur le continent – comme celui promus par HHA et mis en œuvre, notamment, au travers des communautés de pratique. Nous serions heureux de voir un soutien plus franc et plus large à ces efforts, notamment du côté des porte-drapeaux institutionnels de la Couverture Universelle.
Des pistes pour les chercheurs
Notre troisième réflexion est à destination de nos pairs scientifiques. Grâce à vos travaux, nous connaissons beaucoup mieux l’actif et le passif de dix ans de politiques de gratuité en Afrique. Bien sûr, de nombreuses questions demeurent, mais il est probable qu’en ce qui concerne l’étude rétrospective des processus de la formulation et des mises en oeuvre des expériences nationales nous approchons du 'point de saturation des données'.
Pour certains observateurs, ces politiques de gratuité sont à lire comme une étape vers la couverture universelle. Cela ne nous indique-t-il pas alors un prochain axe de recherche: en quoi ces politiques ont-elle évolué et continuent-elles à évoluer en faveur des objectifs de l'agenda de la couverture universelle; mettent-elles effectivement les pays sur la bonne voie ?
Je vois au moins deux directions possibles à cet égard.
Il serait intéressant de rassembler de la connaissance en matière de processus, notamment quant au dialogue entre le niveau politique et le niveau technique. Réussissent-ils désormais à transcender leur manque de dialogue initial ? Les présidents ont-ils tiré les leçons ? Ou au contraire, les erreurs se répètent-elles? Si les erreurs se répètent : quels sont les déterminants de ces politiques hâtives? Quelles sont les options pour les acteurs désireux de contribuer à de meilleurs processus ? Quelles leçons pour les prochaines étapes pour la couverture universelle ?
Nous pouvons également identifier des enjeux en matière de design. Les chercheurs doivent notamment nous aider à réfléchir à comment ces initiatives de gratuité – qui sont souvent multiples dans un même pays – s’articulent sur les autres régimes et dispositifs financiers pour former un tout qui est appelé à offrir, comme ensemble, une couverture de soins à tous les citoyens. Dans de nombreux pays, nous avons désormais tout un écheveau de régimes : du financement public (traditionnel ou de type FBP), des assurances pour les fonctionnaires, des mutuelles locales et de multiples gratuités organisées par groupe de population, tranches d’âges, problèmes de santé et même thérapie. Pour des motifs d’efficience, d’équité et par endroit d'enveloppe disponible, il va falloir sans doute remettre de l’ordre dans cela. La situation actuelle doit être documentée dans chaque pays et des pistes de propositions identifiées. Pouvez-vous aider les pays à ce niveau? Ce sera certainement une priorité pour les CoPs en 2013.