OS : Vous avez consacré de nombreux travaux à l’Initiative de Bamako. Pouvez-vous nous rappeler les raisons qui vous ont poussé à étudier cette politique publique et les principaux résultats auxquels ont abouti vos investigations ?
VR : J’ai travaillé pendant plusieurs années avec des ONG en Afrique et en Asie en tant qu’intervenant. Toujours, j’ai été confronté à la question de l’inaccessibilité des soins à cause du paiement direct. Ainsi, lorsque j’ai décidé de changer de carrière et de faire un doctorat en santé communautaire, j’ai voulu prendre le temps de comprendre ce qui se passe réellement. Je ne voulais pas seulement me contenter de refaire le constat de l’échec de l’Initiative de Bamako (IB) dans la prise en compte de l’équité. Cela avait déjà été fait par d’autres, y compris chez les francophones. Je voulais aussi comprendre les fondements de cet échec. Ainsi, l’objectif principal de ma recherche visait à comprendre pourquoi tout le monde a oublié la question de l’équité dans l’IB. Évidemment, quand je dis « oublier », je veux dire dans la mise en œuvre, car tout le monde sait que cette question était prévue, puisque les créateurs de l’IB avaient bien perçu qu’en généralisant le paiement direct, un ensemble de personnes ne pourrait pas payer. Ainsi, ils avaient envisagé des mesures d’exonération pour ces derniers. C’était le point 7 de la politique. Malheureusement sur le terrain, ce principe n’était mis en place nulle part. Donc je voulais comprendre pourquoi.
Mes recherches m’ont permis d’avancer plusieurs explications. D’abord, je me suis rendu compte que peu de bailleurs, sinon aucun, n’a incité les États à se préoccuper de cette question. Très peu d’ONG, sinon aucune, ne s’est intéressée à cette question. Sur le terrain, les gens n’étaient nullement au courant de ces mécanismes d’exemption, ils ne sont pas informés ni formés sur l’équité. Enfin, arrive ce qu’on appelle dans le langage des politiques publiques de la « gymnastique verbale ». Les gens disent qu’ils ne pourront pas identifier les indigents parce qu’ils ne savent pas qui est indigent ; ou encore que tout le monde est pauvre dans ces contextes et que si on commence à donner la gratuité, tout le village va se déclarer indigent. Évidemment, tout cela n’est pas fondé empiriquement.
De plus en plus en Afrique, se pose la question de l’application des connaissances issues des recherches. Qu’en est-il vos travaux ?
Une fois que j’ai fini ma thèse de doctorat avec à ma disposition des éléments d’explications de l’absence de prise en compte de l’équité dans l’IB, j’ai décidé avec des collègues du Burkina Faso de tester des approches de sélection des indigents. C’était la meilleure réponse aux acteurs rencontrés sur le terrain nous disant ne pas savoir comment les identifier. Donc, pour disposer de preuves, nous avons fait plusieurs recherches-action ces dernières années sur les stratégies d’identification et sélection des indigents. Des approches très participatives et communautaires ont été utilisées, mais aussi des approches avec des critères que nous donnions aux infirmiers. L’efficacité de la sélection par voie communautaire a été telle que sur le terrain, tout le monde réclamait son passage à l’échelle du district. Même les infirmiers réclamaient que la sélection sur la base d’une liste des critères soit arrêtée et qu’on passe à une sélection communautaire. Donc au niveau local, on peut dire que nous avons obtenu des effets de transfert et d’application des connaissances. Car aujourd’hui l’expérience est passée à l’échelle de tous les villages d’un district (environ 260 villages), puis elle a été répliquée dans deux autres districts sanitaires du Burkina Faso et du Niger. Maintenant, là où on coince, c’est le passage à l’échelle nationale. On a du mal à persuader les décideurs d’étendre l’expérience à l’échelle du pays.
En termes de méthodologie, quelle a été votre approche et en quoi vos travaux ont été innovants dans ce domaine ?
Sur ce domaine, il me semble que j’ai été un des premiers à ma connaissance à utiliser et adapter en Afrique le cadre d’un auteur américain, en l’occurrence Kingdon, qui permet d’analyser la mise en oeuvre des politiques publiques. J’ai aussi utilisé pour une des premières fois en Afrique la méthode du « Concept Mapping » pour comprendre le concept de justice sociale. Aussi, l’expérience de ciblage des indigents a permis de développer des méthodes d’évaluation de l’efficacité et des processus de ciblage qui peuvent être intéressants à déployer.
Dans un de vos articles, vous dites qu’il faut abolir l’IB. Les promoteurs de l’IB ont dû sursauté en lisant cela. S’agit-il d’une provocation ou d’une conviction ?
Par ce titre, je voulais provoquer. Mais sérieusement, on est dans un constat très clair aujourd’hui. De nombreux pays en Afrique, surtout en Afrique de l’Ouest, sont encore dans un monde de fonctionnement de l’IB avec ce triptyque : paiement direct au point de service avec un partage partiel des coûts, participation communautaire et médicaments essentiels. Or, dans tous ces pays, les taux d’utilisation des services sont ridiculement bas, et ne dépassent jamais les 0,5 consultations curatives par an par habitant. Rappelons-nous que 5 ans après la mise en œuvre de l’IB, ce taux était de 0,3 en 1993 au Bénin et en Guinée, ce qui me paraît loin d’être un succès. En 2010, nous sommes toujours à 0,3 au Bénin, 25 ans après l’IB ! Alors que dans les districts où des expériences ont permis d’abolir le paiement des soins au Mali ou au Burkina Faso par exemple, tout en maintenant les autres volets de l’IB notamment la participation communautaire et les médicaments essentiels, les taux d’utilisation des services sont en 2012 de l’ordre de trois consultations curatives par an et par enfant par exemple. Le système de santé répond enfin aux besoins des enfants, car on sait qu’ils font environ quatre crises de paludisme par an.
Donc, je pense que lorsqu’on enlève un élément du triptyque de l’IB comme le paiement direct et que l’on conserve la participation communautaire et les médicaments essentiels, on répond enfin aux besoins des populations. Bien évidemment, cette exemption du paiement des soins doit être compensée par un remboursement des coûts, ce qui est bien fait lorsque c’est un projet qui intervient, mais pose souvent plus de problèmes quand il s’agit d’États qui n’organisent pas suffisamment bien ces politiques d’abolition des paiements. Mais la démonstration a été faite depuis longtemps que l’abolition du paiement des soins est bénéfique tant pour l’efficacité que pour l’équité. En effet, à ma connaissance, il n’existe aucune preuve qui montre que l’abolition du paiement des soins ne bénéficie pas aux pauvres. Donc le grand défi, pour résumer, est la pérennité financière de ces politiques d’exemption. Malgré l’accumulation des données probantes, on observe une absence de volonté politique de certains États. Cela place leurs autorités en porte-à-faux par rapport à leur propre déclaration – puisque par l’intermédiaire de l’Union Africaine, les chefs d’Etat africains ont recommandé l’exemption du paiement des soins pour les enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes en 2010. On retrouve aussi de la « gymnastique verbale » chez les bailleurs, puisqu’une recommandation similaire été faite par les agences des Nations Unies et de nombreux leaders mondiaux. Il ne reste donc maintenant plus qu’à concrétiser ces déclarations pour que l’anniversaire des 30 ans de l’IB en 2017 soit une réelle occasion de satisfaction.
Vous voulez accéder aux travaux de Valéry Ridde? Un grand nombre de ses articles sont disponibles en accès libre sur internet (via par exemple google scholar). Valéry fait aussi l'effort de publier ses travaux en français et en anglais. Plus récemment, il a collaboré à des projets de films. Vous pouvez retrouver le film "Ah! Les indidents" sur youtube. Un autre film "Payment exception: a step towards universal healthcare", co-produit avec l'ONG Help, est disponible en anglais. Vous pouvez retrouver un rapport du projet "Capitalisation" conduit avec l'ONG Help ici. La synthèse des principaux résultats d’un programme de recherche sur les politiques d’exemption du paiement des soins récemment déployées au Burkina Faso, au Mali et au Niger vient d'être publiée.