Michel Sidibé (Directeur exécutif de l’ONUSIDA et Secrétaire général adjoint des Nations Unies) était à Clermont-Ferrand, France, fin septembre pour participer au 40ème anniversaire du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Développement International (CERDI) en qualité d’ancien étudiant d’économie du développement international. A cette occasion, nous nous sommes entretenus avec lui sur les enjeux qui attendent les pays africains pour endiguer l’épidémie de VIH/sida d’ici 2030. Il nous rappelle que la couverture sanitaire universelle est fondamentalement une question de droits humains, en particulier pour les populations les plus à risque comme les jeunes filles en Afrique.
L’actualité de ces derniers mois en terme de lutte contre le VIH/sida a été riche en évènements avec notamment l’Assemblée générale des Nations Unies sur la fin du sida en juin, la Conférence Mondiale sur le sida à Durban cet été, ou dernièrement la 5ème conférence de reconstitution du Fonds Mondial à Montréal. Pourquoi est-ce aujourd’hui toujours important de parler du VIH/sida ?
On doit marquer l’engagement d’achever ce que nous avons commencé, et d’accélérer l’action pour mettre fin au sida. Permettez-moi de vous dire que je brûle d’impatience. La complaisance est une nouvelle conspiration qu’il nous faut briser ! Nos progrès sont extrêmement fragiles. Si nous n’agissons pas maintenant, nous risquons une résurgence et une résistance de l’épidémie. Aujourd’hui, je tire le signal d’alarme pour la prévention. Les progrès dans l’arrêt des nouvelles infections chez les adultes piétinent, et dans certains pays, les chiffres des nouvelles infections à VIH augmentent. Nous devons investir pour les jeunes femmes, la réduction des risques, le traitement pré-exposition (PrEP), les préservatifs, la circoncision médicale volontaire, la protection sociale et l’action communautaire.
D’ici à 2020, l’ensemble des pays et des communautés devront avoir réduit de 75 % le nombre de nouvelles infections. Le monde a adopté nos objectifs 90–90–90, mais si nous ne comblons pas de toute urgence les lacunes en matière de fourniture de traitements, nous ne pourrons jamais dispenser ceux-ci à 30 millions de personnes d’ici à 2020. Nos systèmes de santé ont besoin d’innovations. Il nous faut réorganiser notre approche de la fourniture de soins de santé et continuer de privilégier les communautés. Nous devons former et autonomiser un million de plus de travailleurs de santé communautaires en Afrique d’ici à 2020, si nous voulons atteindre les personnes là où elles vivent. Je rappelle, en outre, que la discrimination zéro dans les centres de soins est une condition non négociable. Nous avons besoin de systèmes axés sur les personnes qui intègrent des services de prise en charge de la tuberculose, de l’hépatite C, du cancer.
Vous avez récemment déclaré que 36% des nouvelles infections à VIH sont diagnostiquées chez les jeunes de 15 à 24 ans, dont une nette majorité de jeunes filles, majoritairement sur le continent Africain. Comment l’ONUSIDA prend-il en compte cette problématique ?
Garantir les droits et l’émancipation des femmes et des jeunes filles d’Afrique de cette génération est une obligation morale. Il s’agit d’un impératif de développement et d’un investissement judicieux qui va protéger la santé des femmes et des filles sur le continent et assurer une croissance durable et n’excluant aucun groupe en Afrique. Émanciper les femmes va permettre d’accélérer la fin de l’épidémie de sida. Nous pouvons dire, après quarante ans d’épidémie de VIH et de riposte au virus, que nous avons fait des progrès encourageants. Un nombre plus important que jamais de patients vivant avec le VIH a accès à des traitements permettant de sauver leurs vies. Le nombre de décès dus à des causes liées au sida a diminué. Moins de nouveau-nés naissent avec le VIH et le nombre de nouvelles infections par le VIH a baissé. Les engagements pris par les dirigeants africains, les efforts incessants de la société civile - notamment les mouvements des femmes et les femmes vivant avec le VIH - associés aux innovations scientifiques et à la solidarité mondiale, ont contribué à ces grandes avancées. La riposte se trouvera plus encore renforcée par l’engagement des dirigeants africains à mettre fin à l’épidémie de sida d’ici 2030, en agissant en faveur de la responsabilité partagée et de la solidarité mondiale.
Pourtant, en dépit de ces progrès, les adolescentes et les jeunes femmes sont toujours laissées pour compte et se voient privées de l’exercice de leurs pleins droits. Elles sont souvent incapables de bénéficier de l’enseignement secondaire et d’un travail rémunéré officiel dans des conditions décentes, qui leur permettraient de se constituer des compétences, des atouts et de la résistance. La menace de la violence est omniprésente et ce, pas uniquement dans les situations de conflit et de post-conflit. Certaines adolescentes et jeunes femmes sont mariées et deviennent mères alors qu’elles sont encore enfants. On les empêche souvent de prendre des décisions quant à leur santé et de chercher à recourir à certains services essentiels. Cette association de facteurs aggrave à la fois leur risque de contracter le VIH et leur vulnérabilité au virus. Les conséquences du VIH sur les jeunes femmes et les adolescentes sont préoccupantes: ces jeunes femmes et adolescentes représentent pour un cas de nouvelle infection à VIH sur quatre en Afrique subsaharienne et ont deux fois plus de risques que les jeunes hommes et les adolescents de vivre avec le VIH.
Rassemblons-nous, mobilisons-nous et réaffirmons notre engagement envers l’autonomisation des jeunes filles et des jeunes femmes. Une base solide reposant sur la justice sociale, les droits humains et l’égalité des sexes nous permettra d’organiser une riposte au sida impressionnante et de mettre fin à l’épidémie. Trois engagements politiques pour accélérer la fin du sida chez les jeunes femmes et les adolescentes d’ici 2030.
ONUSIDA s’engage à : 1) Mettre fin aux nouvelles infections par le VIH chez les jeunes femmes et les adolescentes et éliminer la cause majeure de décès chez les adolescents que représente le sida, en réaffirmant l’engagement de l’Afrique envers la santé et les droits sexuels et reproductifs dans le Protocole de Maputo et le Plan d’Action et en mettant en place les conditions permettant aux femmes de faire valoir leurs droits, d’accéder aux services et de vivre une vie exempte de violence et de discrimination; 2) Mettre fin aux nouvelles infections par le VIH et émanciper les jeunes femmes et les adolescentes en nous investissant dans un engagement ministériel, dans toute l’Afrique, portant sur une éducation sexuelle complète; 3) Mettre fin aux nouvelles infections par le VIH chez les enfants et maintenir leurs mères en vie, en mettant fin aux mariages précoces et aux grossesses chez les adolescentes, en améliorant l’accès aux services prévenant la transmission du VIH de la mère à l’enfant et en doublant l’accès au traitement.
Lors de la Conférence pour la reconstitution du Fonds Mondial, ONUSIDA a invité les donateurs à financer entièrement le Fonds Mondial qui aurait besoin de 13 milliards de dollars US pour financer les actions contre l’épidémie de VIH/sida pour 3 ans de 2017 à 2019. Comment expliquez-vous ces besoins de financement aujourd’hui alors que le VIH/sida représente une des maladies la plus financée ?
Au moment même où nous avons besoin d’investissements en amont, les financements des donateurs ont diminué – 13 des 14 gouvernements donateurs ont réduit leurs financements l’an dernier, et la plupart des pays africains n’ont pas honoré leurs engagements d’Abuja. D’ici à 2020, nous avons besoin de 26 milliards de dollars pour la riposte au sida.
L’accueil par le Canada de la conférence de reconstitution des ressources du Fonds Mondial ainsi que l’augmentation de sa contribution et d’autres contributions attestent de l’engagement de tous. J’en suis ravi mais soyons clairs et honnêtes, beaucoup de pays ne seront jamais capables de financer eux-mêmes les coûts des traitements dont ils ont besoin. Si nous voulons sérieusement mettre fin au sida, il est grand temps d’ouvrir de nouvelles discussions politiques sur la manière de rendre les financements pérennes et prévisibles. Comme Hillary Clinton l’a déclaré lorsqu’elle s’est exprimée lors de la conférence de Washington DC, États-Unis, de 2012 : « Il s’agit d’un combat que nous pouvons remporter. Nous sommes déjà allés très loin, trop loin pour nous arrêter maintenant ».
Moins de 2% des médicaments (ARV) consommés sont produits en Afrique, quelle est la réponse de l’ONUSIDA face à cela? Comment favoriser l’accès à des traitements antirétroviraux moins chers ?
L’ONUSIDA pousse l’agenda avec l’Union Africaine et la Coopération indienne pour la production locale d’ARV qui pose actuellement un problème de sécurité continentale car le nombre de producteurs a drastiquement baissé (17 à 3). La production de médicaments est aussi une opportunité de création d’emplois car le marché est présent. Un plan régional sur la production locale dans les 15 pays de la CEDEAO a été développé avec l’appui de l’ONUSIDA et sera présenté au prochain sommet de la CEDEAO en décembre. Il faudra un leadership et un engagement politique de haut niveau pour faire face aux contraintes majeures, notamment l’harmonisation de la réglementation, les approvisionnements et la distribution, l’utilisation des flexibilités de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle, l’ouverture du capital, etc.
Nous avons célébré il y a quelques jours le 1er anniversaire des Objectifs de Développement Durable (ODD), d’après une étude récente publiée dans le Lancet, l’indicateur des Objectifs du Millénaire pour le Développement qui a connu la plus forte progression entre 2000 et 2015 est l’indicateur de la couverture sanitaire universelle. Cependant, les progrès restent modérés pour la lutte contre le VIH/sida. Quels défis demeurent, selon vous, pour le renforcement des systèmes de santé africains dans le cadre de la progression vers la couverture sanitaire universelle (CSU) ?
Il est encourageant de constater que l’une des cibles de l’ODD 3 engage les pays à faire en sorte que tous les citoyens aient accès aux services de santé dont ils ont besoin, tout en les préservant des risques financiers associés aux dépenses de santé non prises en charge.
Des études indiquent que plus de 2 milliards de personnes sur la planète n’ont pas accès à des services de santé modernes, qu’il s’agisse des traitements du VIH, de la vaccination ou des services de santé sexuelle et reproductive. Cela est déjà scandaleux. Mais ce n’est qu’une partie du problème. Près de 5 milliards de personnes − soit plus de 70 % de la population mondiale − sont dans l’impossibilité de se faire soigner correctement, car elles n’en ont tout simplement pas les moyens. Pour ces personnes, le fait de recourir aux services nécessaires pour être en meilleure santé aura pour effet de les rendre encore plus pauvres. Ces disparités classent les individus dans deux catégories : les « riches bien-portants » d’un côté et les « pauvres malades » de l’autre (et ce fossé inacceptable se creuse un peu plus chaque année.)
La riposte au sida nous a appris que l’accès à la santé n’est pas juste une affaire de disponibilité, c’est aussi une question d’accessibilité financière et de dignité restaurée. Par ailleurs, les sommes consacrées à la santé ne doivent pas être considérées comme une dépense, mais comme un investissement. Il s’agit d’extraire des gens de la pauvreté, de transformer et de stabiliser des économies. Les retours sur investissement dans le secteur de la santé sont impressionnants.
Nous savons que la croissance économique récemment observée dans les pays à revenu faible ou intermédiaire est imputable à hauteur de 11 % environ à une baisse de la mortalité.
Le système à deux vitesses, dans lequel certains bénéficient de traitements pendant que d’autres ne sont pas pris en charge, continuera à faire des millions de morts et a coûté des milliards de dollars. La pauvreté et la santé précaire sont étroitement liées à la marginalisation et à l’exclusion. Voilà pourquoi la CSU doit être plus qu’un exercice technique : il s’agit de concrétiser des droits et de redonner sa chance à chacun. La CSU est donc par nature politique ; elle doit s’opposer à des structures de pouvoir établies pour faire en sorte que nul ne soit laissé pour compte. La CSU et la riposte au sida partagent les mêmes objectifs d’équité, de nondiscrimination, de dignité et de justice sociale.