Plusieurs observateurs l’annoncent : le système de santé sera un des thèmes important des élections présidentielles françaises, en tout cas pour départager les trois candidats suffisamment rassembleurs pour avoir une chance d’être président le 6 mai au soir : Nicolas Sarkozy, François Hollande et François Bayrou.
Les Français sont en effet de plus en plus inquiets de l’évolution de leur système de santé – cf. par exemple le débat sur les déserts sanitaires ruraux. La sécurité sociale est en déficit, des mesures doivent être prises, les candidats et les électeurs le savent. Un récent article dans Le Monde indique que les candidats sont en plein positionnement stratégique.
La grande prudence affichée par les candidats français sur la problématique de l’accès financier aux soins de santé - comment proposer des solutions sans mécontenter certains groupes d’électeurs (et les médecins en particulier)? - m’a interpelé dans ma pratique d’expert du Nord engagé sur ces mêmes problématiques au Sud. Il est en effet remarquable de voir combien, nous, les économistes de la santé du Nord, sommes souvent ignorants des enjeux relatifs aux rapports de forces dans les pays du Sud. Attention, ce qui m’interpelle ce ne pas le silence des experts du Nord. Comme expert invité dans un pays qui n’est pas le mien, il me paraît crucial de faire preuve de réserve. Ce que je dénonce c’est notre ignorance. Cette ignorance ne nous dissuade pas pour autant d’être parfois assez péremptoires dans nos prises de position. Pourtant, il est évident que les stratégies d’accès financiers et la couverture universelle en générale vont s’établir dans des environnements politiques riches en rapports de forces et clivages sociétaux. Aujourd’hui, c’est un peu comme si d’un côté il y avait une sphère de discussion des enjeux techniques et de l’autre celle des enjeux politiques. La première sphère serait celle qui est ouverte à tous les experts, la seconde serait celle réservée aux citoyens du pays concerné. Ces deux sphères semblent coexister de façon déconnectée.
Mais comme le montre le débat en France et l’a montré de façon encore plus criante le débat aux Etats-Unis, les options techniques véhiculent aussi des enjeux politiques majeurs : il y aura des gagnants et peut-être des perdants ; peu seront passifs. Certains découvriront ce qu’ils risquent de perdre avec la réforme et adopteront des tactiques de résistance. Dans le meilleur des mondes (le monde naïf des techniciens !), les décideurs seraient à l’écoute de toutes les parties concernées, qui seraient elles-mêmes constructives : au final, la politique intégrerait leurs préoccupations ou ferait en tout cas des arbitrages assumés. La réalité est différente : les parties menacées dans leurs intérêts peuvent aussi décider de s’allier avec ceux qui sont hostiles à la politique, simplement parce que cette dernière est une proposition de leur adversaire politique. A cet égard, si on croit en la nécessité de plus d’équité en matière de santé aux Etats-Unis, on ne peut qu’être pétrifié en voyant Mitt Romney ‘retourner sa veste’ : après avoir introduit la couverture universelle dans son Etat du Massachusetts et avoir de facto inspiré la réforme d’Obama, il doit dénoncer désormais cette dernière, s'il veut remporter les élections primaires républicaines ! L’exemple des Etats-Unis nous a aussi montré comment ce jeu d’influence des parties prenantes prévaudra tout au long du processus de la formulation politique, parfois au point de défigurer la proposition technique initiale.
Cette réalité politique n’est pas propre aux pays riches, ni même aux démocraties. Il y a quelques années, j’avais eu ainsi beaucoup de plaisir à éditer le travail courageux d’une chercheuse chinoise décrivant les rapports de force affectant une réforme pour améliorer l’accès aux soins des plus pauvres en Chine rurale (en anglais seulement). De tels champs de forces et luttes politiques ont bien sûr également cours dans chaque pays africain.
Pourtant on en sait très peu, en particulier en ce qui concerne l'Afrique Francophone (1). Cette faible connaissance des champs de forces politiques m’inspire des hypothèses d’explication et trois invitations.
Il y a sans doute différentes raisons pour lesquelles les enjeux politiques sont peu abordés aujourd’hui dans la réflexion sur la couverture universelle et l’accès financier aux soins dans les pays africains. Il y a les explications qui ne sont pas spécifiques à l’Afrique : comme économiste de la santé, je sais par exemple que la profession s’est encore très peu intéressée aux enjeux d’économie politique dans le secteur de la santé ; le déficit est quasi universel (les choses ont sans doute commencer à bouger avec le débat créé par l’ « Obamacare », n'hésitez pas à nous informer de contributions intéressantes). Cette négligence n'est pas dans le seul chef des économistes: depuis plusieurs années, les appels se sont multipliés pour plus d'attention aux enjeux politiques des réformes dans la santé; ces appels n'ont pas entraîné un développement massif de ce programme de recherche. Peut-être les bailleurs de fonds pour la recherche et les académiques sont mal à l’aise avec les questions qui divisent? Seraient-ce des sujets tabous? (2)
Derrière ce peu d'attention aux enjeux politiques, il y a peut-être aussi des explications plus spécifiques à l’Afrique ou dans son rapport au monde. Les lecteurs de ce blog ont certainement des pistes d'explications. Personnellement, j'observe que le débat et l’agenda de recherche en Afrique restent en partie déterminés par des acteurs basés au Nord. Une des conséquences de cet état de fait est que ce qui est méconnu par ces acteurs extérieurs risque de rester dans l’ombre.
Ma première invitation s’adresse donc aux scientifiques africains. Ces deux dernières décennies, vous avez mené et participer à beaucoup d’études pour documenter l’inaccessibilité aux soins dans vos pays. Les pistes de solution possibles – mutuelles, gratuité, fond d’indigents… - ont également été documentées grâce à des projets pilote. Plus récemment, les politiques nationales se mettant en place, vous avez pu contribuer à leur évaluation, y compris sur les questions apparemment triviales liées à leur mise en œuvre. Tout cela était pertinent, mais ce n’est pas encore assez. Si vous voulez faire avancer l’agenda de la couverture universelle sur le continent africain, il va falloir élargir le champ d’analyse au-delà des enjeux techniques de l’accès financier aux soins de santé: il faut aborder les questions d'économie politique sous-jacentes aux réformes qui sont menées, comme l'ont fait par exemple Agyepong et Adjei pour le Ghana. Bien sûr, étudier les contraintes que posent les clivages professionnels, sociaux, géographiques et ethniques sur la couverture universelle ne sera pas facile. Mais ce n’est pas parce qu’un sujet est difficile qu’il faut l’écarter. Sans votre connaissance fine de la réalité locale, ce programme de recherche n’avancera guère. Or il est crucial.
Ma seconde invitation va aux chercheurs du Nord. Ce n’est pas parce que ces questions sont spécifiques aux pays, qu’il faut les négliger. Vous pouvez aider à mieux baliser cet agenda, en isolant les questions de recherche les plus pertinentes, en développant des méthodologies rigoureuses (impliquons les chercheurs avec une formation de ‘sciences politiques’ !) et en collaborant avec les chercheurs nationaux. Votre plus grande distance par rapport à la réalité observée, le fait que vous avez plus d’opportunités pour comparer les contextes entre eux, seront aussi des atouts pour l’analyse.
Nous sommes d’accord : cette documentation de la réalité politique nationale comme contrainte de la couverture universelle est quelque chose de sensible. Les chercheurs ne peuvent bien sûr pas aller seuls au combat : d’autres doivent œuvrer auprès des gouvernements pour créer un espace de liberté académique suffisant. Ma troisième 'invitation' s’adresse donc aux 'puissantes' agences de l’aide. Cher OMS, toi qui porte le flambeau de la couverture universelle, tu peux aider à légitimer cet agenda. Chère Banque Mondiale, toi qui a déjà développé un intérêt et des méthodes pour traiter des questions d’économie politique, persévère (mais apprend un peu à impliquer les chercheurs nationaux !). Cher UNICEF, nous sommes heureux que tu ais récemment identifié l’équité comme priorité aussi pour les enfants, ose aborder aussi les iniquités dont les racines sont avant tout politiques. Chère Banque Africaine du Développement, aide-nous à convaincre les gouvernements africains qu'il faut étudier les dimensions politiques des réformes qu'ils mettent en oeuvre. C’est à vous et à d’autres de créer la brèche dans laquelle les chercheurs pourront se glisser. Mais entendons-nous bien : cet agenda de recherche transnational a besoin de soutien politique et financier, pas d’instrumentalisation!
Nous sommes convaincu que ces efforts communs seront in fine bénéfiques aux populations.
Notes:
(1) La communauté scientifique anglophone a été plus active à cet égard, notamment grâce aux travaux de Lucy Gilson en Afrique du Sud. Valéry Ridde a publié plusieurs papiers intéressants sur la (non-)prise en charge des indigents au Burkina Faso.
(2) Un exemple qui m'est proche: pendant longtemps, les meilleurs économistes belges ont été réticents à s’intéresser aux différences (en termes de préférences politiques et sociétales) qui distinguaient les différentes régions de mon pays. Ca a changé, mais il n'est pas sûr que leur intérêt récent sauvera la Belgique.